Au tour de l’Italie de s’attaquer à l’orthodoxie politique

Mohamed A. El-Erian, Allianz

3 minutes de lecture

La montée des approches politiques non conventionnelles est la conséquence d'années de croissance lente et insuffisamment inclusive.

Marchés mondiaux, dirigeants politiques et gestionnaires de risque observent actuellement avec attention l’accrochage budgétaire qui oppose le gouvernement italien et la Commission européenne. Cet épisode souligne la propension croissante des gouvernements des économies développées et émergentes à remettre en question l’orthodoxie des politiques économiques. À l’heure où s’accentue cette tendance, il est nécessaire que les économistes et acteurs du marché réfléchissent de nouveau et communiquent plus efficacement autour des compromis implicites qui fondent l’élaboration des politiques économiques et financières conventionnelles face à des circonstances difficiles.

Élues pour promouvoir une croissance plus rapide et plus inclusive, les autorités italiennes adoptent une approche budgétaire plus expansionniste. Seulement voilà, la Commission européenne a «rejeté» le budget italien, qu’elle juge «non conforme» aux règles de l’UE sur le déficit. Moody’s a par conséquent abaissé la note de crédit de la dette souveraine italienne, la plaçant seulement un échelon au-dessus de la catégorie «junk», formulant des inquiétudes quant au stock de dette du pays et aux projections de croissance trop optimistes du gouvernement.

Certains vont jusqu’à affirmer que l’Italie serait
une menace existentielle pour la zone euro.

Les dirigeants italiens insistant sur le fait qu’ils n’ont «aucun plan B», les primes de risque sur la dette publique italienne ont augmenté jusqu’à des niveaux inédits depuis les heures les plus sombres de la crise de l’euro. De même, face à la hausse des coûts d’emprunt dans les secteurs public et privé, plusieurs observateurs commencent à s’inquiéter des conséquences pour le système financier italien. Certains vont jusqu’à affirmer que l’Italie serait une menace existentielle pour la zone euro. D’autres réfutent cette idée, qu’ils considèrent comme une dangereuse exagération, dans la mesure où l’Italie présenterait encore un profil de service de la dette gérable à court terme, des excédents de budget primaire et de balance courante, ainsi qu’un potentiel économique considérable.

Le défi de longue date propre à la croissance de l’Italie est aujourd’hui alourdi par la récente perte de dynamique économique en Europe, par des pressions régionales fragmentantes, et par la réduction progressive des injections de liquidité par la Banque centrale européenne. Pour contrer ces facteurs, l’Italie recourt à une politique budgétaire destinée à stimuler la croissance via les canaux de la demande et de l’offre. Autrement dit, le gouvernement entend enregistrer aujourd’hui un plus lourd déficit budgétaire, afin de générer une plus forte croissance réelle et potentielle.

Dans le même temps, la pression sur les primes de risque italiennes est accentuée par un changement sur les marchés mondiaux. Ces dernières années ont été caractérisées par une volatilité inhabituellement faible des marchés, ainsi que par un appétit plus élevé pour le risque, en raison d'injections de liquidité généreuses, répétées et prévisibles de la part des banques centrales. Or, les marchés s'orientent actuellement vers une plus grande aversion au risque, et vers une volatilité plus importante, à l'heure où les politiques monétaires se resserrent, tandis que la croissance se fait plus lente et plus divergente – notamment dans les économies développées, en dehors des États-Unis.

Ce n'est pas la première fois qu'un gouvernement nouvellement
élu remet en question l'orthodoxie économique.

Pour ce qui est de l'avenir, beaucoup dépendra de la question de savoir si le grand pari politique de l'Italie peut être conjugué avec les règles et orientations de la Commission européenne. Mais ne nous y trompons pas : les facteurs mondiaux joueront également un rôle, notamment dans la détermination du temps qu'il faudra à l'Italie et à la Commission pour régler leurs différends.

La manière exacte dont évolueront les facteurs régionaux et internationaux influencera significativement les primes de risque sur la dette souveraine italienne. Une transition politique ordonnée conférerait au gouvernement une certaine marge de liberté lui permettant de faire évoluer sa stratégie économique, tandis qu'une changement brutal ferait naître d'importants vents contraires, sous forme de resserrement des conditions de financement pour les secteurs public et privé de l'Italie.

Ce n'est pas la première fois qu'un gouvernement nouvellement élu remet en question l'orthodoxie économique au sein des pays développés (le phénomène est habituellement associé davantage aux économies émergentes). Lorsqu'il a pris le pouvoir en janvier 2015, le gouvernement grec de Syriza a fait savoir qu'il entendait rompre avec l'approche conventionnelle adoptée par ses prédécesseurs, allant jusqu'à solliciter les électeurs dans le cadre d'un référendum à l'échelle du pays. En fin de compte, la crainte de perdre son appartenance à la zone euro a contraint la Grèce à renouer avec l’orthodoxie politique.

Aux États-Unis, l'administration Trump et les Républicains du Congrès ont opéré une relance budgétaire de fin de cycle, en réduisant les impôts et en augmentant les dépenses publiques, à l'heure où l'économie américaine enregistre d'ores et déjà une croissance rapide liée à une consommation et à des investissements d'entreprise plus élevés. Habituellement, en fin de cycle d'expansion, l'État s'efforce de trouver les moyens d'accroître la souplesse de ses politiques, en préparation d'un possible ralentissement futur. Mais les politiques procycliques ont en l'occurrence été accompagnées par une approche plus conflictuelle vis-à-vis des échanges commerciaux. Il va sans dire que ceci s'inscrit également en opposition avec l'orthodoxie économique, qui considère les échanges commerciaux comme mutuellement bénéfiques, et le protectionnisme comme inutilement coûteux.

Le trio des inégalités (revenus, richesse et opportunités)
a aliéné une importante partie de la population.

De même, la Turquie a très activement réécrit les règles de la gestion des crises. À ce jour, le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan est au moins parvenu à surmonter une crise monétaire sans élever de manière agressive les taux d'intérêt, ou solliciter le soutien financier du Fonds monétaire international.

Ces approches politiques peu orthodoxes contrarient fondamentalement l'approche conventionnelle autour de la manière de séquencer les politiques économiques. L'Italie et la Turquie s'affranchissent par exemple toutes deux de l'affirmation selon laquelle la stabilité macroéconomique devrait passer avant la relance budgétaire et monétaire créatrice de croissance. Or, comme le dit l'adage : la stabilité macroéconomique ne fait pas tout ; mais sans elle, rien n'est possible.

La montée en puissance des approches politiques non conventionnelles est la conséquence directe de plusieurs années de croissance lente et insuffisamment inclusive, associée à des inquiétudes croissantes quant au trio des inégalités (revenus, richesse et opportunités). Ces facteurs ont en effet mis à mal le potentiel actuel et futur des économies développées, aliéné une importante partie de la population, érodé la crédibilité de l'establishment et des avis experts, tout en alimentant une politique de la colère.

Plutôt que de rejeter d'emblée cette réaction, il s'agirait pour les experts de faire preuve d'une plus grande ouverture d'esprit face aux facteurs qui sous-tendent la nouvelle inorthodoxie. Les compromis implicites qui fondent les approches conventionnelles doivent notamment être soigneusement quantifiés et clairement communiqués. Il est par ailleurs nécessaire que ces approches soient actualisées, au sein d'un monde dans lequel la croissance anémique semble être devenue l'une des caractéristiques structurelles d'un segment croissant des économies.

Dans un monde d'attentes autoalimentées et d'équilibres multiples, des efforts consciencieux d'amorce des économies peuvent faciliter le succès de réformes structurelles plus durables. Dans le cas de l'Italie, l'UE doit par conséquent demeurer flexible. Mais le gouvernement italien doit également prouver qu'il prend beaucoup plus au sérieux la mise en œuvre des changements nécessaires du côté de l'offre pour soutenir une croissance plus rapide à long terme.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2018.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...