Acheter du vin sans boire la tasse

Philippe Szokolóczy-Syllaba

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Il ne faut pas badiner avec des sujets aussi conséquents que la viticulture et l’œnologie.

Je ne sais pas vous, mais moi, quand je m’investis dans le vin, j’estime qu’il faut le faire comme il faut ou pas du tout. Et quand je dis comme il faut, je veux dire à l’ancienne! Vous pouvez me croire les yeux fermés, car après des années d’errance, d’acquisitions hasardeuses, de sélections foireuses, de suivis de recommandations boiteuses, de déceptions bachiques, j’ai appris à mes dépens qu’il ne fallait pas badiner avec des sujets aussi conséquents que la viticulture et l’œnologie, surtout quand on a la prétention de passer du statut méprisable de buveur d’étiquettes à celui d’amateur qui se respecte. Pire encore, si on se laisse aller à considérer la sotte idée d’y mettre quelque argent, que ce soit d’ailleurs pour sa propre consommation ou à titre de placement.

Ce qui suit ne s’adresse évidemment pas à ces rustres émergés de contrées sauvages où la connaissance du vin ne leur est apparue que concomitamment et proportionnellement à leurs fortunes récentes, et dont on raconte qu’ils dévalisent les restaurants m’as-tu-vu de Courchevel en laissant derrière eux des cimetières de bouteilles de Pétrus à moitié pleines, tant l’argent leur brûle les doigts, à moins que ce ne soit l’alcool de riz ou de pomme de terre qui ait consommé leur palais et accessoirement leur discernement. Ceux-là n’obtiendront de moi aucune estime, tout au plus quelque reconnaissance pour avoir contribué à faire monter le prix de mes stocks en cave.

C’est très important de ressentir, car sans cela,
on risque de passer à côté de beaucoup de choses.

Pour bien s’investir dans le vin, il faut commencer par ressentir. C’est très important de ressentir, car sans cela, on risque de passer à côté de beaucoup de choses. Ressentir ce lien invisible entre le vigneron, le terroir, le climat, le végétal qui fait que lorsque les circonstances le veulent, le résultat est au rendez-vous et peut offrir une des plus belles gratifications que la vie puisse procurer à ceux qui ont eu le bonheur d’avoir été initiés au merveilleux monde du vin, de sa connaissance et des plaisirs qu’il confère. Comment expliquer ce moment de grâce que recherche tout dégustateur émérite et qui s’opère au contact visuel, olfactif et gustatif d’un verre empli du divin nectar, indépendamment d’ailleurs de son prix, ce ressenti magique qui fait que tout semble juste à cet instant, cette allégresse du partage entre amis, cette sensation que les circonstances ne pourraient davantage être parfaites?

Cette magie, dans mon humble expérience, est presque toujours le fruit d’un travail entamé par le vigneron des décennies auparavant, avec le choix d’un terroir, d’un ou plusieurs cépages, de techniques de travail appropriées, d’une application sans relâche à la vigne, d’un soin de tous les instants, des années durant pour opérer à chaque millésime des choix, que ce soit ceux du moment pour entreprendre les bons gestes, de l’effeuillage, à la taille en passant par les traitements adéquats, jusqu’à la cueillette et le tri. Puis de tout ce travail sans concession à la cave, du choix des levures à la durée et au type de macérations, fermentations, etc….sans compter les années que le vin aura passé à évoluer, d’abord en cuve ou fûts, puis en bouteilles, lesquelles se recensent parfois en décennies pour qu’il atteigne son apogée et procure ce moment magistral le jour de sa dégustation. Comment l’expliquer si ce n’est par un coup de pouce de quelque chose de plus grand que nous qui va au-delà de la simple intuition du vigneron, de son travail, de sa passion et de son abnégation, une forme de lien entre l’homme et le sacré qui aligne les astres et confère ce supplément d’âme, de magie, de vivant reliant toutes choses. Si la rencontre avec un grand cru est une émotion accessible à tous, il faut reconnaître que l’intensité de cette émotion ira de pair avec les années que l’on aura passé à affiner son palais et ses connaissances, au travers de rencontres avec les vignerons, de visites de terroir pour en comprendre les particularités des sols, schisteux, calcaires, argileux, etc…, leur influence ainsi que celles du travail du vigneron sur le goût, la texture, la persistance aromatique et mille autres raffinements dont on ne se lasse plus quand on commence à les apprivoiser.

La première façon de s’investir dans le vin consiste
à se retenir de consommer de la piquette.

J’ai à la maison un coussin brodé qui lit «life is too short to drink bad wine». Une des meilleures citations que je connaisse. Même si je vivais jusqu’à cent ans, je n’aurais pas assez de cette vie pour goûter le quart de la moitié de toute la merveilleuse production viticole de haut vol que la conjonction de terroirs remarquables et de vignerons talentueux peut produire, dans toutes les régions du globe. La première façon de s’investir dans le vin consiste donc à se retenir de consommer de la piquette et à ne lever son coude que lorsqu’il y a du bon dans le verre. Sans aller jusqu’à faire sienne la devise des valaisans -en Valais, ce n’est pas la main qui tremble, c’est le verre qui a peur – toute occasion est bonne pour trinquer. Je dirais même qu’il n’y a pas besoin d’occasion, un bon flacon étant une occasion en elle-même.

Accessoirement et, j’ajouterais même, uniquement à la condition de s’être investi pendant une ou deux décennies dans les étapes décrites ci-dessus de la connaissance et du plaisir partagé de la dive bouteille, est-il envisageable de s’aventurer dans le concept d’investissement dans le vin à titre de placement. J’ai soigneusement évité tous les fonds d’investissements dans le vin, sauf un seul dont j’ai réchappé sans trop de dégâts il y 10 ans, car je considère que le vin ne se prête pas à cette formule qui a tâché de rassembler dans un mariage contre nature finance et viticulture. L’avantage de choisir son vin avec discernement dans le but d’en dériver un plaisir lorsque l’on fera sauter le bouchon est qu’en principe, si l’on ne parvient pas à boire toute sa cave, les bouteilles qui resteront s’apprécieront avec le temps. Elles sont un investissement liquide au sens propre et figuré, car bien conservées elles trouveront presque toujours repreneur et sinon pourront toujours être bues par vos enfants.

A votre santé!

 

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