Vers une renaissance de la défense européenne

Emmanuel Garessus

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L’Europe réagira à l’escalade des conflits et investira, ce qui profitera aux titres de défense, et l’écart entre la Suisse et l’UE se resserrera. Avec Beat Wittmann, de Porta Advisors.

A la veille des élections européennes, les économistes peinent à prévoir une reprise de l’économie européenne et de la productivité. Beat Wittmann, co-fondateur, associé et président de Porta Advisors, écrit un rapport pour Alpine Macro qui prend le contre-pied du consensus et qui prévoit une renaissance industrielle non seulement dans l’UE mais dans l’Europe géographique. Il répond aux questions d’Allnews sur l’investissement en Europe ces prochaines années:

Pourquoi portez-vous un regard plus positif que le consensus à l’égard de l’Europe en dépit de sa stagnation économique, de son écart de productivité croissant avec les Etats-Unis et de son absence de réformes?

L’Europe a toujours su réagir sous la pression de chocs majeurs. Trois événements essentiels pour les prochains 5 à 10 ans ont changé les tendances de fond: la crise financière de 2008, l’élection de Donald Trump, qui a accru la confrontation avec la Chine, et l’invasion de la Russie en Ukraine. La pression devrait encore croître. Il faut comprendre qu’en matière de géopolitique, sous l’impulsion des Etats-Unis, un processus de «derisking» par rapport à la Chine est en cours et il devrait se renforcer. Deuxièmement, le découplage avec la Russie devrait aussi s’accélérer ces prochains mois.

Mais si les Etats-Unis et la Chine ont entrepris de gigantesques programmes d’infrastructures pour renforcer leur autonomie industrielle, énergétique et technologique, l’Europe doit combler son retard. Elle s’attachera sous l’effet des pressions.

Je m’attends à une escalade du conflit économique avec la Chine et politique avec la Russie.

La bipolarisation est un processus en phase d’accélération dans le sens où les Etats-Unis et l’Europe n’accepteront pas les surproductions chinoises de produits industriels et de véhicules électriques. Indépendamment des élections américaines, les Etats-Unis installeront des droits de douane et les Européens suivront.

«L’Europe a toujours su réagir sous la pression de chocs majeurs».

Que peut faire l’Europe dans ce monde dominé par les Etats-Unis et la Chine?

L’Europe est en retard par rapport aux Etats-Unis sur ces deux dossiers. Les élections européennes n’arrangent rien. Je ne m’attends pas à un lancement de vastes réformes cette année. Mais le besoin de réforme est évident si l’on compare la performance relative sur 10 ans des Etats-Unis et de l’Europe sur le marché des capitaux et la croissance économique. Les faits parlent d’eux-mêmes.

Je ne m’attends pas à un changement en faveur de l’Europe sans qu’un choc n’éclate et n’accroisse encore la pression. Elle devrait augmenter significativement ces 3 prochains mois. C’est pourquoi l’investisseur devrait prendre les devants et davantage s’intéresser aux domaines de la sécurité.

Je parle ici d’une renaissance non seulement de l’armement mais aussi de l’industrie et de la technologie liées à la sécurité. Traditionnellement, l’Europe est très forte dans ces domaines, mais elle souffre d’une fragmentation excessive et d’une insuffisance de financements publics et privés dans ce domaine. Ce sera le plus grand thème d’investissement en Europe ces prochaines 3, 5 et 10 ans parce que les cycles d’investissement sont très longs. Mais une guerre produit toujours de grands cycles d’innovation et de productivité. Le catalyseur est toujours un facteur externe.

Quelles sont les sociétés concernées par ce cycle d’investissement dans la sécurité?

Le secteur est très fragmenté. L’offensive russe a conduit à une croissance des affaires dans ce domaine, mais les cycles d’investissement sont très longs d’autant que le processus est très bureaucratique. La production d’armement et de biens industriels résulte toujours de la signature de contrats gouvernementaux.

Il existe 3 segments dans ce domaine. Le premier est celui des grands groupes avec Airbus et BAE, avec des divisions militaires séparées dont la taille relative est assez modeste. L’investisseur devrait préférer des «pure players».

Le 2e segment est davantage centré sur la défense, à l’image de Rheinmetall. L’action a progressé de façon spectaculaire, mais il faut éviter de se concentrer sur la performance depuis 2 ans et adopter une approche à long terme. Trois facteurs influencent la performance: le re-positionnement structurel lié aux efforts européens pour accroître l’investissement militaire, l’expansion du multiple de bénéfice à la suite du nouvel environnement géopolitique et le développement des commandes, du chiffre d’affaires et des bénéfices.

«Je m’attends à ces 3 à 5 prochaines années à une révision des critères ESG pour intégrer la sécurité, la protection, l’armement et les technologies sophistiquées».

Le 3e segment recouvre les petites et moyennes capitalisations de l’industrie et de la technologie. Nous avons déjà observé de nombreuses fusions et acquisitions dans ce domaine et celles-ci devraient s’accélérer afin de créer des grands groupes européens. Les conglomérats devraient eux procéder à des IPO et des restructurations car ils souffrent clairement d’une décote du fait de leur statut de conglomérat.

Ne sous-estimons pas non plus que la majorité des investisseurs ne sont pas du tout investis dans la défense en raison de l’exclusion du secteur de l’univers ESG.

L’armement va-t-il devenir ESG?

Je m’attends à ces 3 à 5 prochaines années à une révision des critères ESG pour intégrer la sécurité, la protection, l’armement et les technologies sophistiquées, par exemple la fabrication de drones. Pour des raisons militaires et techniques, ces secteurs sont primordiaux. Les classifications seront adaptées afin de permettre d’investir dans certains sous-secteurs. Ces capitaux supplémentaires soutiendront l’investissement européen dans la défense. Chacun sait que les budgets publics sont déjà tendus pour des raisons démographiques et économiques si bien que l’investissement privé est nécessaire.

Je suis positif pour ce secteur en Europe au sens géographique parce que les pays scandinaves, ou l’Allemagne, l’Italie, la France, le Royaume Uni et la Suisse sont à la pointe dans ce domaine. Malgré le Brexit, il est crucial d’amener une vue géographique de l’Europe de la défense et non pas seulement de se limiter à l’UE. Aussi bien le Royaume Uni que la Suisse peuvent contribuer significativement à travers leurs technologies industrielles. Je suis plus positif que d’autres sur ces deux pays parce qu’ils peuvent largement contribuer à renforcer l’Europe, dans ces secteurs de l’industrie et de l’armement. La distance du Royaume Uni et de la Suisse par rapport à l’UE va se réduire ces prochains 3 à 5 ans, ce qui est positif pour l’UE autant que pour ces deux pays et pour les investisseurs.

Pourquoi l’industrie européenne pourrait-elle envisager un avenir plus favorable sans une baisse des coûts de l’énergie, sachant qu’elle est désavantagée par rapport aux sites américains à la suite de l’Inflation Reduction Act?

Il est effectivement important de pouvoir produire localement à des prix compétitifs. Il faut préciser que ces prix étaient artificiellement bas avant l’offensive russe. L’Europe en paie les frais depuis 2 ans, sur les plans économique et géopolitique.

L’Europe doit définir une stratégie énergétique qui inclut aussi bien le nucléaire que le fossile et ne se limite pas seulement à l’hydraulique, à l’éolien et au solaire. Nous n’avons pas seulement acheté beaucoup trop de gaz russe mais nous avons aussi, à tort, arrêté d’investir dans le nucléaire après Fukushima.

L’Europe doit investir massivement dans ses infrastructures énergétiques et dans le réseau électrique ces 10 à 20 prochaines années. J’insiste sur le besoin pour l’Europe d’investir dans ses infrastructures critiques, ainsi que dans la digitalisation, la sécurité et la défense. Pour y parvenir, des réformes fondamentales sont nécessaires.

Les Etats-Unis sont les seuls à disposer d’une autonomie énergétique après avoir développé durant des décennies dans le pétrole et le gaz de schiste. La Chine n’y est pas parvenue puisqu’elle achète du pétrole dans les pays du Golfe et ailleurs.

Même la France et l’Allemagne ne s’accordent pas sur leur avenir énergétique. Comment imaginer une stratégie européenne commune?

Historiquement, l’Europe a toujours besoin d’événements majeurs pour se redresser. Je pense à la crise financière de 2008, au covid, et à l’offensive russe. Ces prochains mois, je m’attends à une escalade sur le plan géopolitique et à une polarisation du discours politique, y compris en Suisse. La pression nécessaire à la présentation de solutions sera plus forte. Mais rien ne devrait se passer avant les élections en Europe et aux Etats-Unis. Les problèmes ne feront toutefois que s’aggraver si rien ne se fait pour les résoudre. L’adage est bien connu: on recule pour mieux sauter.

Dans votre rapport, vous écrivez que la Suisse se rapprochera de l’UE. Comment arrivez-vous à cette conclusion, notamment à la suite de la dernière décision de la Cour européenne des droits de l’homme?

Ni la peur ni l’espoir ne sont une stratégie. J’écris à des personnalités qui investissent dans l’économie réelle et je m’en tiens aux faits et à la situation économique. Les raisons politiques existent pour justifier un isolement, par exemple du Royaume Uni avec le Brexit, mais les raisons économiques n’appuient pas l’isolationnisme. Les faits économiques sont évidents. Un petit marché isolé d’un grand marché ne produira jamais davantage de croissance. La performance des actifs financiers en témoigne également.

Je ne prévois pas que la Suisse ou le Royaume Uni rejoindront l’UE, mais que sous l’angle géopolitique les intérêts de l’Europe géographique, ceux de l’UE comme de ses partenaires européens, devraient être rassemblés en vue d’un intérêt commun. La pression extérieure est tellement forte qu’elle rendra tout le monde plus pragmatique.

«Aussi bien le Royaume Uni que la Suisse peuvent contribuer significativement à travers leurs technologies industrielles»

Je suis convaincu que la distance économique et politique entre Londres et Bruxelles et entre Berne et Bruxelles a maintenant atteint son écart maximal et devrait diminuer. La Suisse trouvera un nouvel accord avec l’UE.

La sécurité ne peut être débattue que collectivement au plan européen et occidental et non pas au niveau national. Il en est de même de l’économie. C’est pourquoi je pense qu’il est attractif d’investir en Suisse, un marché défensif, ainsi qu’au Royaume Uni.

Sur le plan de l’investissement, vous recommandez la défense, le luxe et les spécialités financières. Pouvez-vous préciser votre réflexion à l’égard de ces dernières?

Les spécialités financières regroupent les gérants d’actifs, la fintech, la gestion de fortune. En Europe, ce marché est fragmenté, faute d’union bancaire et de marché des capitaux unique. La fragmentation en 27 marchés ne fait aucun sens si l’Europe financière veut concurrencer la Chine ou les Etats-Unis.

L’union bancaire devrait provoquer une vague de fusions et acquisitions dans le secteur financier européen ces 3 à 5 prochaines années. Cela crée des niches de croissance dans la gestion de fortune et la gestion d’actifs ainsi que la fintech. Les banques veulent réduire leurs coûts mais elles ont besoin de pistes de croissance qui n’accroissent pas leur bilan. La gestion de fortune, l’asset management et la fintech sont des sources de croissance peu gourmandes en capital. Ces développements sont à mettre dans le contexte de besoins d’investissements de milliers de milliards d’euros ces prochaines années en Europe. Le Continent est en retard de 3 à 5 ans par rapport aux Etat-Unis. La supériorité de la croissance américaine tient beaucoup au fait que les Etats-Unis ont maintenant mis en oeuvre une loi sur les infrastructures, puis la loi sur les semi-conducteurs et l’Inflation Reduction Act.

Est-ce que l’argent fait défaut en Europe?

Non, l’Europe a l’argent mais elle n’a pas les bonnes priorités. Il en va de même de la Suisse. Les partis politiques suisses ont publié des programmes qui soulignent l’absence de stratégie et de concept en matière de défense, d’énergie et de place financière.

La meilleure façon de financer les investissements dans les infrastructures consiste à augmenter le potentiel de croissance économique et d’être plus productifs. Il faut donc couper dans les subventions et les impôts et être plus compétitifs. Les réformes sont nécessaires et tout à fait possibles. Mais il est absurde de réduire les investissements dans l’éducation et les EPFL et d’augmenter les subventions à l’agriculture. Le maintien du frein à l’endettement ne donne d’ailleurs aucune indication sur les priorités d’investissement à défendre.

Lorsque les pressions augmenteront encore, les réformes se mettront en place. C’est pourquoi je suis positif à 3 ou 5 ans. D’ailleurs, le niveau des grands indices européens traduit non pas un désastre européen mais un réel optimisme à moyen terme. Nous allons assister à une renaissance de la défense, de la sécurité, de l’industrie et de la technologie européennes, des secteurs traditionnellement très forts en Europe. Mais cette opinion ne reflète pas le consensus.

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