Un réel souci pour le secteur bancaire

Emmanuel Garessus

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Le marché sous-estime la sévérité d’une possible baisse, selon François-Serge Lhabitant, de Kedge Capital.

François-Serge Lhabitant, CEO et CIO du groupe hedge funds au sein de Kedge Capital et professeur de finance à la Hong Kong University of Science and Technology, croit aux vertus et aux enseignements de l’analyse historique de la finance. Pour bien comprendre les marchés d’aujourd’hui et leur contexte, qu’il s’agisse de l’inflation ou de turbulences bancaires, le gérant se plaît à se pencher par exemple sur le comportement de Warren Buffett dans les années d’inflation. François-Serge Lhabitant répond aux questions d’Allnews sur les défis actuels de l’investissement:

Pourquoi votre performance de gestion chez Kedge Capital dépasse-t-elle la moyenne durant les périodes de marchés difficiles?

Les périodes compliquées nous sont effectivement plutôt favorables. En 2022, nos portefeuilles diversifiés ont dégagé des performances qui varient entre +7% à +11%, après frais et avec une volatilité de seulement 4%. Notre stratégie actions était en baisse de 1,3%, notre stratégie d’arbitrage en hausse de 15%, et notre stratégie de trading en hausse de 21,5%. Et ce dans un environnement où les actions et les obligations avaient pourtant significativement baissé. Toujours s’inquiéter de ce qui pourrait arriver de négatif permet d’anticiper et d’être bien positionné quand cela se produit.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus sur les marchés actuels?

Les conséquences des injections massives de liquidités intervenues durant dix ans m’inquiètent particulièrement. La première conséquence est l’inflation, sachant que la majorité des professionnels n’ont aucune expérience de gestion dans un environnement inflationniste.

La seconde conséquence est l’entrée dans une période de guerres monétaires. Je pense que le dollar est dans une période de déclin à long terme, mais aucune monnaie n’est prête à le remplacer rapidement.

«Les pertes non-réalisées des banques sur leurs portefeuilles obligataires sont considérables alors que ces établissements rencontrent des difficultés de financement.»

Enfin, la troisième conséquence est l’augmentation du risque de crédit. Les injections de liquidités ont permis à des Etats très endettés, des entreprises très fragiles et des ménages en quête d’hypothèques de se financer à des taux ridiculement bas. Je ne suis pas sûr que tous ces emprunteurs puissent supporter des taux d’intérêt nettement plus élevés. D’un côté, les prêteurs sont rémunérés moins que l’inflation, et de l’autre les emprunteurs peinent à supporter leur charge d’intérêts. Ce phénomène de stress de crédit, finalement très classique en période de hausse de taux, affecte particulièrement les banques et devrait persister. Les pertes non-réalisées des banques sur leurs portefeuilles obligataires sont considérables alors que ces établissements rencontrent des difficultés de financement. Il existe donc un réel souci pour le domaine bancaire.

Est-ce que le niveau des CDS des banques est le bon indicateur de ce stress?

Le CDS est le thermomètre en temps réel de la santé d’un émetteur. Le spread monte quand le marché doute d’un émetteur. Les investisseurs n’aiment pas regarder le thermomètre, mais ce n’est pas en détournant les yeux que la fièvre disparaîtra.

Est-ce que l’une de vos sources d’inquiétude concerne la Suisse?

Oui. Pour moi, la santé des caisses de pension suisses est bonne mais fragile. Elles présentent une légère sur-couverture actuellement, mais je m’étonne qu’après une décennie de rallye action et obligataire, la sur-couverture soit si modeste. Je crains également qu’elles ne prennent des hypothèses trop optimistes sur les actions, les obligations et l’immobilier. Et les problèmes touchent aussi bien leurs investissements, trop corrélés aux marchés actions et obligataires, que leurs engagements dans la perspective d’un rallongement de l’espérance de vie. La Suisse profite heureusement de son système de capitalisation plutôt que de répartition, mais je m’interroge sur les impacts d’une éventuelle répétition de mauvais crûs boursiers. Une nouvelle expérience du type de l’année 2022 serait un désastre pour de nombreuses caisses.

Comment l’investisseur peut-il gérer son portefeuille sur la base de ces sources d’inquiétude?

Je n’ai malheureusement pas de boule de cristal. Initialement, je pensais que l’inflation était mécanique, engendrée par le redémarrage succédant à l’arrêt de l’économie durant le covid et qu’elle serait temporaire. Maintenant, l’inflation persiste, à mon avis en grande partie en raison de la création monétaire. Elle semble plus persistante et plus élevée, même si elle diminue un peu. Je suis moins persuadé d’un recul sensible de l’inflation. La hausse des salaires devrait alimenter le renchérissement et compliquer la tâche des banques centrales, qui peinent à utiliser les outils monétaires classiques de lutte contre l’inflation car ils provoqueraient le ralentissement d’économies au bord de la récession. On l’a bien vu, le récent relèvement des taux d’intérêts a déjà provoqué la disparition de deux banques américaines et d’une banque suisse.

Est-ce nécessaire d’empêcher toutes les faillites bancaires?

L’économie continue de payer la décision d’avoir laissé tomber Lehman Brothers en 2008. Les autorités veulent donc absolument éviter une nouvelle grosse faillite bancaire, même si cela semble inconsistant avec les principes de base d’un système capitaliste. Pour moi, les investisseurs en actions ou en obligations doivent être rémunérés pour les risques qu’ils supportent mais ils doivent aussi en subir les conséquences. Surtout quand celles-ci sont explicitement mentionnés dans les prospectus d’émission. Le capitalisme se doit de privatiser aussi bien les pertes que les bénéfices. Sous l’angle politique, le régulateur devant protéger les épargnants, on devrait se poser la question de séparer les banques grand public des banques d’investissement. Cette scission avait bien fonctionné pendant des décennies aux Etats-Unis.

Vous êtes un spécialiste des hedge funds. Est-ce que les risques de ces placements sont plus élevés que de coutume?

Personne ne peut le prévoir. En moyenne, 10% des hedge funds disparaissent chaque année, mais il s’agit essentiellement de fonds de petite taille et présentant une performance trop modeste pour croître. Je ne pense pas qu’un grand hedge fund puisse sombrer comme LTCM en 1998 et provoquer une crise systémique. Des garde-fous ont été mis en place entre-temps. Le cas d’Archegos était particulier, et ce n’était d’ailleurs pas un hedge fund. Pour moi, le monde des gros hedge funds est bien plus sûr qu’il y a 20 ans. Certains de ces fonds sont très agressifs, mais des mécanismes existent pour limiter la contagion.

Est-ce que finalement, les risques actuels ne sont pas très classiques?

La crise que nous vivons a des racines très classiques. L’élément nouveau vient de la taille de l’expansion monétaire depuis 2008. La hausse des taux d’intérêt met simplement en exergue des problèmes qui sont restés trop longtemps cachés par le phénomène des taux zéro, voire négatifs.

Est-ce que ces risques vous incitent à sortir complètement des marchés ou à anticiper une simple correction?

La réponse dépend de l’horizon temporel et de la tolérance au risque de l’investisseur. Pour un investisseur ayant un horizon temps de 5 à 10 ans, une tolérance élevée, et relativement insensible à l’idée de subir des pertes temporaires à court terme si cela lui permet de maximiser son rendement à long terme, de nombreuses opportunités d’investissement existent aujourd’hui.

«Nous n’avons aujourd’hui presque pas d’exposition crédit en portefeuille, mais nous sommes prêts à l’augmenter rapidement suite à une forte correction, si elle se produit.»

Chez Kedge Capital, notre approche est différente. Nous avons un point de départ et un point estimé d’arrivée, mais nous nous préoccupons du chemin entre les deux. Autrement dit, nous visons une certaine croissance de notre capital mais avec un risque de perte limité. Nous évitons donc d’être structurellement directionnels dans les marchés actuels. La meilleure preuve est notre Beta sur les actions de seulement 0.1, et ce depuis plus de 10 ans. Nous générons de la performance, non pas en étant structurellement long des actions ou des obligations, mais au travers de stratégies de trading.

A titre d’exemple, notre gérant spécialisé en actions européennes était long en actions bancaires en janvier et en février, ce qui lui a été profitable. Il a débuté mars en étant toujours long en valeurs bancaires, mais face au premières pertes, est rapidement devenu «short» sur les banques et a finalement généré un rendement positif en mars. Donc trois mois positifs en 2023, ce qui aurait été impossible pour un gérant de type purement fondamental. Aujourd’hui, à court terme, la gestion dite fondamentale ne fonctionne pas, mais elle pourra très bien fonctionner sur 5 ans. Par contre, une exposition dynamique et combinant les deux styles de gestion, trading et fondamental, fait du sens parce qu’ils ne fonctionnent généralement pas en même temps.

Beaucoup achètent le risque de crédit aujourd’hui. Est-ce prématuré?

Le taux sans risque américain offre 5% à court terme, soit environ le niveau de l’inflation. Les obligations d’entreprises et le «High Yield» offrent un rendement réel positif, mais le risque de défaut n’est pas nul. La prime de risque rémunère non seulement la probabilité du défaut mais aussi sa sévérité. Le second élément est souvent sous-estimé. Chez Kedge Capital, nous n’avons aujourd’hui presque pas d’exposition crédit en portefeuille, mais nous sommes prêts à l’augmenter rapidement suite à une forte correction, si elle se produit.

Est-ce que vous avez une vue positive sur un actif particulier?

En général non. Je suis d’ordinaire pessimiste sur tout, ce qui nous sauve des catastrophes. Mais je pense que dans l’environnement actuel, l’or peut faire sens comme valeur de fond de portefeuille. C’est un peu vieux jeu, mais l’or physique parvient à préserver sa valeur à long terme. Et en période d’inflation, il a fait ses preuves, contrairement aux cryptos. Sinon, bien évidemment, les fonds que nous gérons peuvent être attractifs pour des investisseurs aussi pessimistes que moi!

Vous avez écrit un ouvrage sur la liquidité (Stock Market Liquidity). Qu’évoque la crise actuelle sous cet angle?

En temps de crise, la disparition de la liquidité sur les marchés est un vrai problème, et de nombreux investisseurs ne s’y préparent pas. Nous analysons tous les hedge funds dans lesquels nous investissons sous l’angle de la liquidité et des sources de financement de leurs positions (levier). L’histoire ne se répète pas forcément, mais connaître le passé est utile pour analyser le présent et anticiper le futur. Comprendre la chute de LTCM en 1998 permet d’éviter de répéter les mêmes erreurs en 2008 ou en 2023. Comme je le répète souvent à mes étudiants, apprenez des erreurs des autres au lieu de les répéter vous-mêmes.

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