Trouver le bon étalon

Levi-Sergio Mutemba

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Le taux de rentabilité interne est loin de refléter la vraie performance du private equity. Entretien avec Cyril Demaria, professeur affilié à l’EDHEC Business School.

Parallèlement au besoin de diversification, la quête de rendement constitue la principale force derrière la poussée du private equity ces dernières années. Pourtant, rien n’est plus délicat que l’exercice consistant à mesurer la performance des marchés privés et la comparer à celle des actifs cotés. Ici, rien ne va de soi. Par exemple, du point de vue d’un investisseur régulé, comptabiliser les investissements dans des actifs cotés à leur valeur de marché ne pose pas de problème. «C’est en revanche plus délicat s’agissant des actifs non cotés», alerte Cyril Demaria, professeur affilié à l’EDHEC Business School et spécialiste des marchés privés. De fait, insiste l’expert, personne n'est réellement capable d’évaluer intrinsèquement et de manière définitive combien vaudrait une société non cotée à un moment donné, sauf en cas de transaction. Explications.

Comment les gérants de fonds de private equity s’y prennent-ils pour mesurer leurs performances?

Le défi consiste à valoriser les sociétés non cotées encore en portefeuille. Les gérants adoptent généralement les recommandations des International Private Equity & Venture Capital Valuation Guidelines (IPEV), qui fournissent certaines méthodes d’évaluation. Le but est d'évaluer les sociétés en portefeuille à la valeur de marché ou mark-to-market. La méthode la plus fréquemment utilisée est celle des multiples ou comparables. Toutefois, les gérants appliquent cette méthode avec une perspective passablement conservatrice. Ainsi, au lieu de retenir une valeur à une date précise sur le marché coté, les gérants procèdent à une moyenne de cette valeur sur les deux ou trois derniers trimestres, afin d’établir une valeur comparable des actifs non cotés détenus en portefeuille. Malheureusement, dans beaucoup de cas, cette méthode est soit difficile à appliquer, soit carrément inapplicable. On ne peut que difficilement appliquer une telle méthode sur une société non cotée qui n’est pas rentable, la méthode des multiples étant par ailleurs inexploitable si le chiffre d'affaires est nul. Or de nombreux fonds financent des société se trouvant dans des situations spéciales, des entreprises en retournement ou des start-ups qu’il faut précisément rentabiliser. Ce qui prend du temps.

Sommes-nous dans une impasse à ce niveau-là?

Je n’irais pas aussi loin. Tout d'abord, il est possible de mesurer les performances des investissements cédés (réalisés). Ensuite, il est possible de mettre en perspective les performances des sociétés en portefeuille. Par exemple, une alternative consiste à combiner les indicateurs au lieu de n’en retenir qu’un seul. On va par exemple combiner l’indicateur le plus utilisé dans les marchés privés, à savoir le taux de rentabilité interne (TRI) ou internal rate of return (IRR), au multiple d’investissement, méthode permettant de séparer la somme réellement versée aux investisseurs de l’estimation de la valeur des sociétés en portefeuille, qu'il est ensuite possible de rapporter aux capitaux effectivement injectés par ces derniers. Par ce biais, il devient possible de cerner des distorsions potentielles de valeur. On sait ainsi qu’un multiple de x est associé avec un TRI de y. Un TRI trop élevé ou trop bas signale ces distorsions. Mais, là encore, cette approche reste très spécifique aux private equity et n’est pas aisée à communiquer ou faire comprendre en-dehors de cet écosystème particulier.

Une autre solution réside dans la concept de public market equivalent ou indicateur PME. Ici, l’objectif est de pouvoir comparer les actifs non cotés aux actifs cotés. Le problème est que les fonds des marchés privés évoluent beaucoup plus lentement que ces derniers. Il faut également souligner que les amplitudes de mouvement de cours des actifs cotés sont beaucoup plus fortes. C’est ce qui explique que les marchés privés semblent moins attractifs durant les bull runs, tels que celui que nous avons connu entre 2010 et fin 2019. Mais ce n’est qu’une apparence.

«Les investisseurs ne sont malheureusement pas tous logés à la même enseigne.»
Vous avez souvent suggéré que la prise en compte des gains réalisés était déterminante pour faciliter les comparaisons de performances entre les marchés privés et publics…

En effet, c’est au moment de la réalisation de la vente de l’actif que sa vraie valeur se révèle. C’est ainsi que l’on peut vraiment établir des comparaisons. Cela étant dit, la frustration vient du fait que si l’évaluation se fait en-dessous d’un certain degré de maturité des fonds, on retombe, comme je le soulignais plus tôt, à des évaluations conservatrices et, par conséquent, peu représentatives en dépit de tous les ajustements que l’on entend appliquer. Je me suis personnellement fixé un seuil d’au moins 70% de gains réalisés pour pouvoir obtenir une image fidèle de la performance d’un fonds de private equity. Au-dessous de ce seuil, je ne me prononce plus, étant incapable de tirer une conclusion définitive. Au-delà de 70%, les choses ne sont pas parfaites, mais il devient possible de se forger une opinion.

Une autre difficulté pour l’investisseur est de savoir comment déployer son capital dans le temps. Or vous soutenez qu’une surallocation ou surengagement («overcommitment») peut être une solution attractive, dans la mesure où l’investisseur s’assure de mettre son capital au travail plus tôt et dans des proportions plus significatives.

C’est une question sensible en raison des conséquences potentielles. Rappelons d’abord que les investisseurs ne sont malheureusement pas tous logés à la même enseigne. Les investisseurs réglementés ne peuvent pas s’engager dans ce genre de pratique. Les banques et les compagnies d’assurance, par exemple, sont restreintes par les règles prudentielles et d’engagement. Elles sont obligées de prendre en compte non pas le capital effectivement déployé mais bel et bien les engagements. De fait, cette surallocation reste un beau principe théorique. En effet, lorsque l’encre est sèche, le régulateur leur dit qu’en dépit de n’avoir déployé que 40, 50 ou 60% du capital, le fait d’avoir signé ou de s’être engagé pour beaucoup plus leur coûte en termes de ratios prudentiels. Ces investisseurs sont donc forcés d’immobiliser une partie de leur capitaux pour couvrir ce risque d’engagement au bilan.

En revanche, pour les investisseurs moins ou non réglementés, tels que les family office, aucune barrière ne se pose à ce type de pratique. Ils peuvent donc jouer cette carte en surallouant, pour être en mesure d’optimiser la courbe de déploiement de leurs capitaux. En agissant de la sorte, ceux-ci limitent ce que les professionnels appellent le performance drag lié au capital non déployé. Une notion qui peut se comparer au poids que représente un boulet attaché au pied d’un coureur de marathon.

Comment un investisseur réglementé pourrait-il surmonter cette limite réglementaire?

À travers des instruments, c’est-à-dire de façon indirecte. Par exemple, en investissant dans un fonds de fonds (FoF). Ce FoF est en effet libre d’employer cette pratique de surallocation. Certes, cela comporte des frais de gestion et des commissions de performance facturés par le FoF. Il faut donc procéder à des arbitrages et voir comment les gains liés aux performances du FoF ne se retrouvent pas absorbés par ces coûts. Mais, au moins, l’obstacle n’est pas insurmontable.

«Je vois mal comment on peut rembourser une dette conséquente juste en restant assis sur l’actif, sans le transformer.»
Quelles sont les chances que le régulateurs assouplissent les règles en la matière?

En termes de surallocation, je pense qu’elles sont faibles, bien que, à mon sens, ce serait une réelle victoire de pouvoir se libérer de cette contrainte. Voire un saut quantique. Il se trouve que le régulateur estime toujours les marchés privés comme étant particulièrement risqués. Soulignons néanmoins qu’au niveau européen, les groupes d’assurance pourraient bénéficier d’un allègement des règles d’investissement dans les fonds de private equity. C’est un sujet en cours de discussion, bien que je ne saurais vous dire à l’heure actuelle quels sont les progrès réalisés jusqu’ici.

Citons toutefois le cas des États-Unis et de la plus grande caisse de retraite américaine, à savoir Calpers, qui a choisi de s’endetter davantage pour pouvoir investir plus de capitaux dans les marchés privés. Il ne s’agit donc pas de surallocation mais d’effet de levier sur son bilan pour être en mesure de booster les rendements, dont les objectifs tournent autour de 7-8% par an contre 2-3% pour les caisses de pension basées en Europe. Je pense que cette approche sera très surveillée par les investisseurs et probablement critiquée par certains.

Ce dernier point ne manque pas d’évoquer certaines critiques à l’encontre du private equity, celles-ci estimant que les marchés privés équivalent à la performance des marchés publics augmentés de l’effet de levier. Comment réagissez-vous à cela?

Ce n’est pas du tout mon avis. J’ai en effet entendu ce genre de commentaire et j’avoue que j’ai, pour le coup, un avis relativement tranché sur cette question. Premièrement, en comparant le private equity à un panier d’actions cotées sur lesquelles l’on applique l’effet de levier, on fait implicitement référence exclusivement au LBO. C’est-à-dire à l’univers du transfert d’entreprise. L’argument ne vaut certainement pas s’agissant du capital-risque ou du capital-développement, ne serait-ce qu’en raison de leur structure. Deuxièmement, la littérature académique a largement démontré que les paniers de fonds de private equity sont composés majoritairement de petites et moyennes sociétés. Ce qui limite encore plus le périmètre de raisonnement soutenant la thèse du soi-disant effet de levier.

Il est aisé d’analyser un passé ou un historique documenté pour ensuite le reproduire. Or si, aujourd’hui, vous souhaitez construire un portefeuille d’actifs non cotés pour l’avenir, nul ne sait comment le gérant va déployer ses fonds. Par conséquent, lorsque vous construisez un portefeuille de small et midcap pour faire du matching sectoriel, vous rencontrerez un certain nombre de difficultés. D’abord parce que les gérants ne le communiquent pas au marché et eux-mêmes ne savent pas où l’argent sera déployé dans six mois ou un an. De plus, fait important, l’effet de levier ne contribue en moyenne qu’à hauteur d’un tiers de la performance des fonds LBO. Cela fut clairement démontré.

Ainsi, même en concevant un petit modèle et en jouant avec les chiffres sur une feuille de calcul Excel sur la base de données historiques, vous vous rendrez vite compte que l’effet de levier n’est pas suffisant pour reproduire un TRI en phase avec ce qui a été observé par le passé sur un nombre d’années déterminé. Il vous faut nécessairement acheter des actifs à une valeur initiale de 100 et le revendre entre 300 et 400. Pour y parvenir, il est nécessaire de changer ou transformer l’actif, le développer.

De plus, si l’on veut créer un effet de levier important, il faut emprunter, certes, mais il faut aussi rembourser les emprunts. Je vois mal comment on peut rembourser une dette conséquente juste en restant assis sur l’actif, sans le transformer. C’est ce que je trouve choquant dans le raisonnement consistant à attribuer à l’effet de levier une importance qu’il n’a pas dans les faits. L’effet de levier à un rôle à jouer, certes, mais il est loin de constituer la motivation principale de la structuration d’un fonds de private equity.

Enfin, un autre élément le confirme, à savoir que depuis la crise financière de 2008, l’effet de levier est devenu beaucoup plus modéré. Aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, un fonds de private equity peut emprunter environ six fois l’EBITDA de l’entreprise qu’il souhaite acquérir. Lorsque les valorisations augmentent, soit l’EBITDA doit lui aussi augmenter soit il est nécessaire pour le fonds d’injecter plus de capitaux sous la forme de fonds propres.

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