Mardi 19 novembre, la méga-fusée Starship décolle du Texas pour son sixième vol d’essai. En présence d’Elon Musk et de Donald Trump, SpaceX ne parvient pas à atteindre tous ses objectifs, le premier étage de la fusée ayant terminé sa course en mer. Cependant, au fil des tentatives, la société aérospatiale continue de progresser, attisant l’intérêt des investisseurs. Le point avec Brice Mari, portfolio manager de Synapse Invest à Genève.
Il y a quelques jours, le Financial Times a laissé entendre que SpaceX envisageait de procéder à une offre publique d'achat (tender offer) plutôt qu’à une introduction en bourse (IPO). Quelles sont les principales différences entre ces deux modèles?
Une offre publique d'achat (tender offer) est une opération consistant à proposer à des investisseurs de racheter les actions déjà existantes appartenant aux actionnaires actuels (salariés, investisseurs tiers, etc.). C’est un événement courant dans les start-ups d’une certaine taille. Il assure à ses actionnaires, notamment aux employés, une certaine liquidité de leurs titres.
En revanche, il ne s’agit pas ici d’une quelconque augmentation de capital pour SpaceX. Il est d’ailleurs intéressant de signaler que SpaceX n’a pas fait de levée de fonds significative depuis un long moment, ce qui laisse penser que l’entreprise ne brûle plus de cash, ou, au pire, en brûle très peu.
Vu la bonne santé des marchés, ne serait-ce pas le moment propice pour que SpaceX entre définitivement en Bourse?
Le sujet est sur la table depuis des années, avec des rumeurs persistantes d’une introduction en bourse de SpaceX dans son ensemble ou de sa seule activité de connectivité satellitaire, Starlink, qui devrait représenter environ 60% des revenus du groupe en 2024. Mais Elon Musk ne semble pas pressé, et cela se comprend.
D’une part, SpaceX n’a apparemment pas de gros besoins de financement, comme mentionné précédemment, ce qui réduit l’intérêt d’une telle opération. D’autre part, Elon Musk entretient une relation complexe avec les marchés financiers, notamment en raison des nombreuses contraintes réglementaires et de la pression liée aux résultats trimestriels.
Si l’activité de Starlink, avec ses abonnements mensuels, peut être considérée comme relativement prévisible, celle des lanceurs est probablement beaucoup plus volatile et donc moins adaptée aux publications trimestrielles.
Avec une valorisation estimée actuellement à 255 milliards de dollars, SpaceX n'est-elle d'ailleurs pas déjà surcotée?
Les estimations qui circulent font état d’une croissance de l’ordre de 50% cette année pour une quinzaine de milliards de dollars de revenus. Mais il faut déjà se projeter sur 2025 et 2026. Si on fait l’hypothèse que SpaceX maintient un rythme de croissance autour de 40 à 50%, alors ses revenus pourraient atteindre près de 22 milliards en 2025 et plus de 30 milliards en 2026.
Dès lors, les multiples de revenus se situeraient autour de 11x en 2025 et 8x en 2026. Certes, ce ne sont pas des multiples bon marché, mais ils n’apparaissent pas non plus excessifs au regard des perspectives de croissance à long terme et des niveaux de profitabilité actuels satisfaisants (Starlink a dépassé le seuil de rentabilité selon Musk), laissant supposer que les marges à terme seront importantes.
SpaceX domine actuellement un secteur en difficulté. On le voit avec les déboires de Boeing ou les retards d’Ariane Group (Airbus). Est-ce vraiment intéressant d’investir dans ce que certains appellent le New Space?
Le secteur spatial a été durement touché ces dernières années par les difficultés rencontrées par certains acteurs historiques, tels que Boeing, et par la quasi-disparition du financement pour les startups dont les perspectives de cash-flow à court terme étaient inexistantes. De nombreuses sociétés ont ainsi fait faillite ou stagnent en Bourse dans un état végétatif.
Cependant, l'arrivée de l'administration Trump aux États-Unis devrait redynamiser cette industrie. En effet, il est important de rappeler que les États-Unis ont relancé des programmes spatiaux ambitieux sous la première administration Trump, avec notamment l'objectif d'un retour sur la Lune. On peut donc anticiper des annonces dans cet esprit dès 2025, d'autant plus qu'Elon Musk est devenu très influent auprès du président élu.
En outre, la nouvelle administration est très attendue sur l’assouplissement des réglementations dans de nombreuses industries, y compris le secteur spatial, ce qui devrait stimuler l'innovation et faire émerger une nouvelle génération d'acteurs.
Au-delà de la dimension géopolitique et militaire de la conquête spatiale et de la concurrence acharnée entre Américains et Chinois, il ne faut pas oublier les débouchés plus commerciaux. Le principal est la connectivité, avec la capacité de relier à Internet tout objet ou utilisateur où qu'il soit dans le monde. Le marché est immense, avec plus de deux milliards de personnes mal ou pas du tout desservies par les technologies traditionnelles et un accroissement rapide du nombre d'objets connectés, que ce soit sur la mer ou dans les airs.
Starlink, qui compte déjà plus de quatre millions d'abonnés, recèle donc un potentiel de croissance très important, en particulier dans des zones géographiques comme l'Inde ou l'Afrique, où son développement est encore embryonnaire.
Hors SpaceX, quelles sociétés sortent du lot de nos jours?
Pour le moment, nous nous dirigeons vers une situation similaire à celle de l'intelligence artificielle, où un acteur dominant dans les puces (Nvidia) et un autre dans les modèles (OpenAI) monopolisent largement le marché.
Dans le domaine des lancements spatiaux, les rares challengers que nous pouvons citer incluent Rocket Lab, initialement spécialisée dans les charges légères, qui commence à concurrencer SpaceX sur des charges plus lourdes, et Blue Origin, la société privée fondée par Jeff Bezos, qui a accumulé de nombreux retards et problèmes techniques.
Dans le secteur de la connectivité, on retrouve des acteurs historiques du satellite tels qu'Eutelsat, OneWeb et Iridium, ainsi que des entreprises de nouvelle génération comme AST SpaceMobile.
Pour en revenir à Space X, est-ce que son IPO est vraiment attendue/espérée par tous ceux qui investissent dans cette industrie?
Le secteur spatial présente un inconvénient majeur aujourd’hui sur les marchés financiers. Les entreprises cotées sont peu nombreuses et leur taille reste modeste (Rocket Lab, par exemple, est valorisée à seulement 12 milliards). Ces sociétés n’offrent donc pas suffisamment de liquidité pour attirer de grands investisseurs institutionnels.
En conséquence, les fonds et ETF investissant dans la thématique spatiale n'ont d'autre choix que de se tourner vers des solutions alternatives, souvent en privilégiant des acteurs de la défense (qui génèrent une partie limitée de leurs revenus dans le spatial) ou des géants de la Tech comme Amazon, dont la présence dans l’espace, bien que réelle, reste diluée dans ses autres activités.
Dans ce contexte, une IPO de SpaceX (ou de Starlink) avec une valorisation supérieure à 200 milliards et un modèle économique relativement éprouvé représenterait une occasion unique pour les grands investisseurs institutionnels d’entrer dans le domaine spatial, tout en offrant une visibilité accrue à l’industrie spatiale en Bourse.