Slatkine: 100 ans d’investissement dans les livres

Anna Aznaour

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Pourquoi certains livres deviennent des best-sellers et d’autres pas? Les rouages de l’édition expliqués par Ivan Slatkine.

© Anna Aznaour

«Pour réussir dans l’édition, il faut être joueur», affirme d’un air malicieux Ivan Slatkine. L’homme d’affaires de 46 ans sait de quoi il parle, puisqu’il est le représentant de la quatrième génération d’une lignée de libraire-éditeur genevois. Après avoir perdu toute sa fortune dans la révolution russe, son arrière-grand-père, un agent d’assurances de Rostov, arrive à Genève et fonde une librairie. Objectif: survivre en vendant les ouvrages de sa bibliothèque personnelle. L’affaire marche, les clients affluent, et ses fils reprennent le commerce.

Mais le focus de la famille change dès le début des années 1960. Michel Slatkine, le père d’Ivan, se lance dans les réimpressions avant de créer quelques années plus tard les Éditions Slatkine. Le timing est parfait, puisque le monde se réveille, enfin, du cauchemar de la Deuxième Guerre mondiale. Les grandes bibliothèques universitaires reconstituent leurs fonds et cette course des États à la renaissance de leur patrimoine culturel profite aux réimpressions. Puis, quarante ans après, Internet arrive. Avec les GAFA qui dématérialisent le savoir. C’est le début d’une nouvelle guerre.

Les GAFA ne pourront jamais offrir au public
et aux auteurs le contact humain personnalisé.
Les GAFA en général et Amazon en particulier, vont-ils sonner le glas des maisons d’édition?

Non, je ne pense pas. Ces géants digitaux ne pourront jamais offrir au public et aux auteurs ce que nous leur offrons, à savoir le contact humain personnalisé. Et j’en sais quelque chose, puisque Amazon est l’un de mes plus gros clients en matière de vente de livres. Pourtant, malgré cela, je n’ai aucun interlocuteur chez eux, ni même un numéro de téléphone où les joindre. Tout se passe par courriel: un jour, c’est «Sophie» qui vous répond, le lendemain, c’est «Henri», etc. Tout se fait par échange de courriels et de manière totalement dématérialisée. Le contact humain est banni. Et c’est précisément cela la faille de ce système qui essaye de capter tout le marché.

Comment cela se passe pour un auteur chez les éditions Slatkine?

Les auteurs reçoivent, en règle générale, les 10% du prix hors taxes de la vente de leur livre, et jusqu’à 50% du prix des produits dérivés, comme le format poche, l’e-book, ou encore l’adaptation cinématographique quand il y en a. Ces pourcentages s’expliquent par le risque qui est entièrement porté par l’éditeur. Il faut, en effet, savoir que le marché francophone du livre fonctionne sur le principe du droit de retour. C'est-à-dire que, pendant un an, le libraire peut retourner à l’éditeur ses invendus. Et donc, si l’œuvre n’a pas de succès, c’est l’éditeur qui trinque.

En Suisse romande, à combien d’exemplaires vendus se chiffre un livre à succès?

Pour notre public francophone d’environ un million et demi de lecteurs, on peut parler de succès à partir de 500 exemplaires vendus. Ce qui ne veut pas dire que cette vente est rentable pour l’éditeur s’il s’agit d’un ouvrage grand public, commercialisé entre 20 et 30 francs suisses. Raison pour laquelle, à choisir, je préfère vendre 100 exemplaires d’un livre à 1000 euros, plutôt que de vendre 10’000 exemplaires d’un livre à 10 euros. Pourquoi? Parce qu’ainsi je limite mes risques, car la commercialisation de ces petits tirages de livres coûteux se fait habituellement par souscription, et s’adresse à un marché de niche d’experts ou d’initiés où les retours sont quasi inexistants.

Dans le domaine de la banque et de la finance,
il n'y a pas assez de sujets soumis pour des publications régulières.
À Genève, vous avez précisément ce marché de niche de financiers, et pourtant, vous avez relativement peu de publications dans le domaine économique?

Nous avons une collection sur l’histoire économique, mais pas de collection dans le domaine de la banque et de la finance, pour la simple raison qu’il n’y a pas assez de sujets que l’on nous soumet pour des publications régulières. Rendre ce type d’ouvrage attractif, même pour les experts, est assez difficile. J’adorerais trouver des plumes capables de vulgariser l’économie et la finance pour ouvrir ces domaines au plus grand nombre mais cela reste difficile et compliqué. Une enquête sur la faillite de Lehman Brothers ou encore une autre sur les conséquences sur l’économie mondiale de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine seraient typiquement des thématiques qui pourraient intéresser un public un peu plus large. Encore faut-il que ce soit écrit dans un langage aussi simple qu’accrocheur.  

Ce type de livre pourrait-il devenir un best-seller?

Tout est possible. Cependant, il est peu probable que son succès égale celui des best-sellers comme Da Vinci Code de Dan Brown, ou encore Harry Potter de Joanne Rowling. De nos jours, soit un livre est un best-seller mondial, soit il ne l’est pas. Et ce sont généralement des livres grand public accessibles à tous plutôt que des ouvrages spécialisés. Aux Editions Slatkine, le livre le mieux vendu à ce jour est le roman Le gang des rêves de l’italien Luca Di Fulvio, publié en 2016. Plus de 150'000 exemplaires écoulés pour cette saga qui se déroule dans la New York des années 1920, où un petit garçon découvre le monde des gangs et celui de la radio.

Que faut-il comme qualités pour devenir éditeur, et pourquoi n’y a-t-il aucune formation dans ce domaine en Suisse?

Pour être éditeur, il faut d’abord être commerçant, avoir envie de vendre. Ensuite, avoir un goût pour les lettres et, surtout, être un fin gestionnaire, parce qu’il faut tenir les coûts. Quant à l’absence de formation dans ce domaine, probablement liée au marché suisse lui-même – trop petit et très fragmenté – elle est effectivement regrettable, d’autant plus que les éditeurs locaux sont obligés d’engager des travailleurs étrangers. On pourrait imaginer la création d’une filière du livre à l’Université de Genève, car c’est un métier véritablement passionnant qui marie la culture à la gestion et aux nouvelles technologies.