Printemps arabe: «un risque largement sous-estimé»

Cyril Gomez

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Pour Picard Angst, l’inflation des matières premières agricoles ne sera probablement pas transitoire. Le point avec David-Michael Lincke.

L’inflation, si désirée depuis plus de dix ans, semble enfin arrivée. Ce, avec l’aide non seulement des banques centrales via leurs politiques monétaires, mais également celle des gouvernements, dont les politiques budgétaires sont pratiquement toutes en mode expansionniste. Pourtant, au lieu d’accueillir l’inflation, les marchés la craignent. Comme en témoigne le récent regain de volatilité des principaux indices. Peut-être ont-ils à l’esprit les conséquences néfastes de ce que les économistes appellent la mauvaise inflation. Celle suscitée par la hausse des prix alimentaires, qui reflète elle-même l’inflation des matières premières agricoles. David-Michael Lincke, Head of Portfolio Management chez Picard Angst, à Pfäffikon, n’exclut pas le risque de troubles politiques ayant leur source dans des protestations populaires au sein de certains pays fortement dépendants des matières agricoles. Et ce au moment où, en Asie en particulier, les cas d’infections au Covid forcent des restrictions d’activité supplémentaires.

Le scénario d’un nouveau printemps arabe est-il à prendre au sérieux face à la remontée des prix des produits alimentaires?

C’est un thème qui, selon moi, manque largement de couverture et reste sous-estimé. Je m’attends néanmoins à ce que ce sujet réapparaisse dans les gros titres dans un avenir plus ou moins proche. Dans le secteur agricole, les cours du soja, du maïs, et même ceux du blé - en raison de son effet de substituabilité lié à la pandémie -, battent tous les records. Et cela se reflète notamment dans l’importante progression de l’indice FAO des prix des produits alimentaires, en hausse annuelle de 30% en avril. Nous revenons donc vers des niveaux similaires à ceux observés entre 2010 et 2011, précurseurs des protestations du printemps arabe. Le seul élément en contrepoint est le riz, dont les prix, au lieu d’augmenter, ont reculé et ne participent donc pas au rallye actuel. Il se pourrait donc que les pays important et/ou consommant les plus grandes quantités de riz comme denrée de base ne soient pas trop négativement affectés.

«Traverser la pandémie, au moment où les prix
de la nourriture augmentent, s’avère être un vrai défi.»
Pour ce qui est du riz, de quelles régions parle-t-on?

L’Asie est à l’évidence très exposée au marché du riz, qui y représente la nourriture de base par excellence. C’est également le cas d’un certain nombre de pays d’Amérique latine, mais pas celui des pays du Proche et du Moyen-Orient qui restent largement exposés à l’inflation des autres grains, tel le maïs ou le blé. La vulnérabilité de ces pays face à une progression soutenue des prix des produits alimentaires est exacerbée par le fait que la pandémie a déjà généré une baisse des revenus des populations les plus économiquement vulnérables. Le choc potentiel induit par une crise alimentaire pourrait ainsi s’avérer encore plus important qu’il ne le fut dix ans plus tôt.

Un pays comme l’Inde est-il particulièrement exposé à un tel risque de crise alimentaire, dès lors qu’il est l’un des plus affectés par la pandémie?

Je pense que oui, dans une certaine mesure. En termes de PIB par habitant, il n’y a certes pas de quoi s’alarmer. En revanche, on ne peut ignorer que ce pays affiche, avec le Brésil, les taux d’infection parmi les plus élevés au monde. Et qu’un grand nombre de cas ne sont pas signalés. Plusieurs Etats indiens ont instauré des lockdowns stricts, avec pour effet une baisse des revenus des ménages les plus vulnérables. Pour ceux-ci, traverser la pandémie dans ces conditions, au moment où les prix de la nourriture augmente, s’avère être un vrai défi. De quoi susciter de l’instabilité politique dans le pays.

«Nous observons également une explosion des cours du fret
en provenance de pays tels que les Etats-Unis et la Russie.»
Il y a actuellement un débat sur le caractère transitoire ou durable de la remontée actuelle de l’inflation. Quelle est votre position à ce sujet?

J’ai tendance à penser que cette inflation n’est pas transitoire. Je doute qu’elle retourne rapidement aux niveaux précédant la crise sanitaire. En premier lieu, les conditions climatiques de ces dernières années n’ont pas joué en faveur des producteurs agricoles en termes de rendements des récoltes. Cette année encore, le facteur climatique joue contre eux et devrait se traduire par de faibles rendements ou, du moins, des rendements inférieurs à la moyenne des années précédentes. Rappelons également, comme nous le signalions dans une précédente discussion, que de nombreux pays ont eu recours à l’accumulation de stocks de denrées stratégiques, afin d’assurer leur sécurité alimentaire face à la pandémie. Ce qui a contribué et contribue toujours à exercer une pression haussière sur les prix alimentaires. Nous observons également une explosion des cours du fret en provenance de pays tels que les Etats-Unis et la Russie, pour ne citer qu’eux, où cette hausse a le potentiel de se répercuter sur les prix à la consommation des biens alimentaires finis, directement accessibles aux consommateurs. L’augmentation des prix du secteur agricole peut aussi provenir de la hausse des coûts des matières premières énergétiques. Or, en forçant les entreprises à cesser temporairement leurs activités, les dépenses d’investissement se sont littéralement effondrées. Les sociétés sont aujourd’hui prises de court par la rapidité avec laquelle l’activité et la demande ont rebondi, tandis que l’offre, elle, prendra longtemps à se reconstituer. Tous ces éléments me font donc douter du caractère transitoire de l’inflation.

En parlant de l’énergie, la hausse importante des cours du pétrole sur l’année écoulée repose-t-elle sur des fondements solides?

Il me semble que c’est le cas, et ce même si le processus de transition énergétique en cours va inéluctablement peser sur la demande d’hydrocarbures. Cet impact ne sera en effet significatif que sur le très long terme. Pour les mois et années à venir, je suis d’avis que la demande de matières énergétiques de source fossile augmentera et restera relativement élevée pendant un certain temps. Je suis également impressionné par la discipline dont font preuve l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et la Russie dans leur capacité à maintenir la baisse de la production. Ceci intervient à un moment où les producteurs de schistes américains commencent à réaliser que la stratégie consistant à produire autant que possible pour gagner des parts de marché comporte de sérieuses limites. Ils réalisent en effet que mieux vaut réduire la production et dégager un profit, s’ils entendent survivre sur le long terme.

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