La place bancaire suisse se transforme sous l’effet non seulement des conséquences de la fin de Credit Suisse mais aussi des changements réglementaires et technologiques. Où est-elle en retard et quels sont ses perspectives de croissance? Jean-François Lagassé, associé-gérant des services financiers et vice-chairman auprès de Deloitte Suisse et responsable du secteur de la gestion de fortune pour Deloitte Global, répond aux questions d’Allnews:
Quel bilan dressez-vous pour la place financière suisse de la perte de Credit Suisse?
La perte de Credit Suisse a causé des dommages collatéraux significatifs en termes de réputation et de stabilité de la place financière suisse. Notre prochaine étude des places de gestion internationales en témoignera clairement.
La réaction rapide et concertée du gouvernement suisse, de la BNS et de la Finma ont contribué à stabiliser la place financière et à instaurer un climat de confiance auprès des autres places financières et de la clientèle. Nous attendons avec intérêt le résultat des consultations relatives au rapport du Conseil fédéral sur la stabilité des banques. Entre-temps, nous notons que la Finma exerce davantage de pressions, lesquelles se sont d’ailleurs renforcées ces six derniers mois.
Quel est l’effet dans la banque de détail?
Dans la banque de détail, il en est résulté une concentration accrue auprès de deux acteurs, UBS et Raiffeisen, puis des banques cantonales. Ce phénomène ouvre de nouvelles opportunités pour les autres établissements de tenter d’accaparer des parts de marché pour des clients à la quête d’une plus grande diversité dans leurs relations bancaires. La question porte sur les conséquences de cette concentration accrue sur la volonté d’innovation des banques. Le client va-t-il y gagner?
«Les banques étrangères pourraient prendre des parts de marché dans le financement d’entreprises».
Quelle est votre réponse à cette question?
Il est trop tôt pour y répondre. La Suisse est l’objet de critiques laissant supposer un manque d’innovations dans le domaine de la banque de détail. Je m’oppose à cette idée. Plusieurs banques digitales sont entrées sur ce marché, comme Swissquote, Neon, ZAK et Yuh. Ces banques numériques sont innovantes. Il est et sera intéressant de voir comment les grands établissements vont répondre.
Qu’en sera-t-il dans la gestion de fortune?
Après l’intégration, UBS sera de très loin la plus grande banque de gestion de fortune du pays, dotée d’une capacité d’investissement et d’innovation très importante. Il sera plus difficile pour les établissements de petite et moyenne taille de la concurrencer sur ce terrain. La taille critique sera-t-elle ici aussi un élément critique du processus d’innovation et de compétitivité? La consolidation devrait s’accélérer sur ce segment de marché.
J’observe que les capitaux internationaux déposés en Suisse ont diminué avec la perte de Credit Suisse. Toutefois cette situation s’est stabilisée depuis la reprise par UBS.
Dans la gestion de fortune, la consolidation va-t-elle réellement se produire?
Une dizaine de dossiers sont en discussion aujourd’hui. Ceci fait suite à la transaction entre IHAG et Vontobel ainsi qu’à la vente de Société Générale Private Banking à l’UBP. Ceci fait suite à une consolidation qui a été amorcée il y a 10 ans où l’on comptait 160 banques actives dans la gestion de fortune, alors qu’il n’en reste que 90 aujourd’hui.
Et dans le financement des entreprises?
L’appétit au risque d’UBS étant plus faible que celui de Credit Suisse et les banques cantonales étant soumises à des restrictions sur la taille de financement, les banques étrangères pourraient prendre des parts de marché dans le financement d’entreprises. Celles qui sont déjà actives dans le Corporate Banking n’ont pas attendu et se sont renforcées dans ce domaine. Celles qui ne le sont pas encore prévoient de le développer. Nous avons nous-mêmes été approchés par plusieurs établissements à cette fin.
Avec la perte de Credit Suisse, est-ce que des demandes de crédits ne sont pas satisfaites?
Je ne pense le pas. Les grandes entreprises coopéraient déjà avec plusieurs banques étrangères pour satisfaire leurs besoins de financement. La question se pose par contre pour des PME qui cherchent des sources de financement et ce particulièrement, pour celles qui ont une activité internationale.
Est-ce qu’avec la fusion 1+1 font réellement deux?
Mes craintes portent avant tout sur les PME suisses. Les banques ont des limites dans leurs crédits aux entreprises. Ces limites sont aisément atteintes pour de grandes PME. Il serait regrettable que leur croissance soit péjorée par l’absence de relais de financement. Elles trouveront des solutions, mais ailleurs.
C’est une formidable opportunité pour les banques étrangères présentes en Suisse.
En matière d’innovation, la Suisse n’est-elle pas très en retard par rapport à l’Asie, par exemple dans la Fintech?
L’écosystème fintech est très développé à Singapour, mais la Suisse est en avance par rapport à d’autres marchés européens et à l’Amérique du Nord dans la crypto et la DLT. D’ailleurs le cadre juridique suisse et l’offre de la SIX à travers SDX sont largement en avance sur plusieurs pays. Plusieurs sociétés suisses se sont développées dans ce domaine ces dernières années.
«La Suisse est à la traine dans le domaine de l’adoption du Cloud du fait de la protection des données et plus particulièrement celles des clients».
Quel dossier déterminera le futur paysage bancaire suisse?
La baisse des taux exercera un impact important. Les banques ont bénéficié de taux d’intérêt élevés, par exemple la marge d’intérêts sur les dépôts clients et dans les crédits hypothécaires. Cette source de revenus devrait se tarir si bien que les problèmes structurels des banques devraient remonter à la surface, notamment dans les établissements de petite et moyenne taille.
Lesquels?
Je citerai des systèmes informatiques vieillissants, la nécessaire modernisation des outils de gestion pour les gérants et la clientèle (e-banking), la gestion des données clients, l’amélioration de l’efficacité et l’automatisation des fonctions de risque et de conformité, et le recentrage du réseau international. Ces questions fondamentales n’ont pas été résolues.
Quelle est la gravité de la situation informatique?
La Suisse est à la traine dans le domaine de l’adoption du Cloud du fait de la protection des données et plus particulièrement celles des clients. Beaucoup de fournisseurs d’infrastructures Cloud installent ou ont installé récemment des réseaux en Suisse. Seuls quelques acteurs ont déjà mis leur infrastructure IT dans le Cloud. Une accélération devrait se produire prochainement.
La place bancaire suisse est-elle à la traine dans l’IA?
Non. Nos sondages auprès des banques nous ont révélé que l’adoption de l’IA débute seulement. Les banques développent à l’interne leur propre outil d’IA générative et test ces outils sur des cas bien précis.
Les clients percevront-ils eux-mêmes l’arrivée de l’IA dans les banques?
Au début, cela ne sera pas très visible. Certaines banques utilisent l’IA pour écrire le compte-rendu des réunions avec les clients. L’IA permet d’écouter la conversation, de préparer un sommaire et de déterminer les actions à prendre pour mieux servir le client. Si le banquier passe davantage de temps avec le client plutôt qu’à effectuer des tâches administratives, le client sera gagnant.
L’image d’humanoïdes qui feraient face au client est-elle réaliste d’ici 20 ans?
Nous y croyons moyennement. Nous pensons plutôt à l’idée du conseiller hybride. Le banquier sera «augmenté» par la technologie. Il pourra fournir des propositions d’investissement personnalisées, offrir une gestion de portefeuille semi-automatisée, un «wealth planning» adapté à la situation personnelle du client, etc. Toutefois, nous pensons que l’humain sera toujours au centre de cette relation client-conseiller.
Vous aviez prévu une diminution des gérants de fortune indépendants. N’assiste-t-on pas plutôt au phénomène inverse?
Avant le 1er janvier 2023, quelque 3000 gérants indépendants et Trustees étaient affiliés à des organismes d’autoréglementation (OAR) avant l’assujettissement obligatoire à la Finma. Aujourd’hui, 1400 se sont retirés de cette activité, 1100 ont obtenu les accréditations et 480 étaient, au premier janvier 2024, en sein du processus d’obtention des licences. Le total des gérants externes a tout de même été réduit de moitié. Pour beaucoup, l’obtention de la licence leur apparaissait trop coûteux.
Nous pensons que cette tendance va se poursuivre. Les gérants externes seront audités par la Finma et leur auditeur. Des irrégularités pourraient émerger et celles-ci engendreront des coûts tels que certains gérants se décourageraient. Les gérants de petite taille pourraient abandonner ou vendre leur activité à ceux de plus grande taille, d’autant que de nombreux gérants arrivent à la retraite et n’ont pas de successeur pour assurer la relève.
Quelle est la taille minimale d’une banque de gestion pour être rentable?
A mon sens, il est difficile de définir une taille minimale, car ceci dépend du modèle d’affaires. Une banque de petite taille peut-être très rentable si elle se focalise sur un marché ou produits/services de niche et externalise une portion de ses activités. Mais il est vrai que la taille minimum augmente en raison des coûts réglementaires et l’investissement dans la technologie.
Sur le marché hypothécaire, quelles tendances émergeront-elles?
Ces prochaines années, pour les anciens bâtiments et ceux qui ne sont pas conformes aux standards énergétiques, les coûts augmenteront. Les banques ne voudront pas les financer si bien que le taux d’intérêt hypothécaire sera plus cher pour tenir compte du risque. Il appartiendra aux propriétaires de les rénover à leurs propres frais et d’avancer davantage de fonds propres.
Nous sommes en train de travailler à l’élaboration de modèles qui permettent aux banques d’intégrer cette nouvelle réalité.
Est-ce une façon d’augmenter les marges des banques?
Non, il s’agit pour elles de refléter le risque associé à un bien immobilier. Sans rénovation, l’objet perd de la valeur et le sous-jacent qui représente la garantie en cas de défaut de paiement aura une moins-value. L’exemple des entreprises qui rachetaient celles qui se trouvaient sur des sols contaminés procédaient de la même façon. Le prix d’achat était réduit.
Quels seront les métiers d’avenir sur la place financière?
Les banques devraient investir dans l’informatique, compte tenu des retards déjà cités, dans le risque et la conformité - après avoir fait face à l’augmentation des réglementations, elles devront faire preuve d’une plus grande efficacité à l’aide des nouvelles technologies, entre autres. Elles devraient enfin adopter une approche différente dans l’Asset Management.
En effet, la rentabilité des banques diminue dans la gestion d’actifs sous l’effet de l’expansion des ETF. Les banques devront soit devenir des acteurs de grande taille sur ce marché ou se spécialiser sur des niches spécifiques. Nous devrions assister à un désengagement de l’Asset Management de la part de certaines banques qui devraient privilégier la sélection de produits dans le cadre d’une infrastructure ouverte et conserver quelques activités de niches.
A quel rythme?
Le processus sera lent. Les grands acteurs, comme UBS, Pictet, Swiss Life, un leader dans les actifs immobiliers en Europe, s’y maintiendront. Mais cela ne sera pas le cas de tous.