Les confidences de Serge Robin

Emmanuel Garessus

6 minutes de lecture

Le directeur d’Arab Bank Switzerland, Serge Robin, révèle ses convictions, son parcours, son style de gestion et ses projets.

Serge Robin dirige Arab Bank Switzerland (ABS) depuis exactement cinq ans. Arab Bank Switzerland, «c’est une sacrée histoire», lance le Genevois du Creux de Genthod, lors de l’interview accordée en juin à Allnews à Genève. Depuis son arrivée à l’ABS en 2018, les actifs sous gestion ont doublé à 6,2 milliards actuellement. Un montant qui s’ajoute aux 5,2 milliards de Gonet, repris cette année. Quel parcours et qu’est-ce qui motive Serge Robin? Pourquoi est-il l’une des personnalités de la place genevoise?

Une question de chance? Plutôt de la ténacité et du sens du management et des affaires. Serge Robin, présent au bureau chaque matin avant 7h, se définit comme «un homme de résultat, de management et d’intelligence émotionnelle davantage que de chiffres». Il fuit les réunions mais chaque matin, à 9h30, il dit avoir parlé à tous les membres du management. Le comité de direction, lui, n’a lieu qu’une fois par mois.

La finance est sa passion. Rare divertissement, il conduit régulièrement ses cinq voitures classiques, trois Shelby, une Ford GT et une Ford GT 40. Une passion née il y a  une dizaine d’années. Des automobiles miniatures ornent d’ailleurs son bureau de la place Longemalle. Il apprécie aussi les randonnées en montagne, tout en continuant de consulter ses emails. Et chaque soir, depuis 40 ans, il regarde attentivement la clôture de Wall Street. L’idée d’un break ne l’effleure pas. Ne demandez pas à Serge Robin le livre qu’il lit actuellement. Souvent pris par des soirées, publiques ou privées, «je ne lis rien ou uniquement ce que je dois, comme des dossiers de crédit Commodity Trade Finance de 80 pages chacun que je dois lire ce weekend», ose-t-il.

La chance a parfois été au rendez-vous. Il est incontestable que Serge Robin a parfois profité de sa présence sur un marché porteur. N’a-t-il pas débuté sa carrière en tant qu’analyste sur le Japon quand l’indice Nikkei était à 8500 points et l’a quitté lorsqu’il a touché 38'900 points? Une question de mérite? «Chaque personne a le droit d’être le héros d’un jour», lance-t-il. Serge Robin, effrayé par la hausse du prix des terrains, a correctement prévu, au jour près, le moment où l’indice japonais avait atteint son plus haut historique et recommandé de tout vendre. Après des années d’enthousiasme pour le marché japonais, il se rappelle que sa recommandation a initialement rencontré l’incrédulité de ses collègues.

Serge Robin a correctement prévu, au jour près, le moment où l’indice japonais avait atteint son plus haut historique et recommandé de tout vendre.

L’entretien d’embauche au poste d’analyste japonais, avec Yves Oltramare, avait failli tourner court, puisque ce dernier pensait qu’il était candidat à un emploi de gérant junior et qu’après répondu négativement il s’apprêtait à partir.
Aujourd’hui, sur les marchés, le banquier n’attend pas de forte hausse. Dans un environnement d’inflation et de taux qui devraient lentement diminuer, pourquoi, demande-t-il, chercher ailleurs quand on peut placer à plus de 5% aux Etat-Unis?

De Lombard Odier à Arab Bank Switzerland

Le parcours de ce fils d’une Genevoise et d’un Fribourgeois est étonnant. Serge Robin a grandi au Creux de Genthod, où son grand-père avait construit une maison, qu’il a heureusement gardée. Lors de ses études, au collège et en économie politique à l’Université de Genève, ses préférences politiques étaient marquées à gauche. C’était l’époque de la révolution culturelle en Chine et du conflit idéologique entre Mitterrand et Thatcher en Europe.

Regrettant «le peu de chiffres» des études en économie, il fait également une  licence en méthodes quantitatives. Sa carrière débute à la société Fiduciaire Suisse (aujourd’hui PwC), mais s’y arrête tôt, lorsqu’il s'agit de contrôler les stocks d’une quincaillerie. Il cherche une autre piste, hésite entre économètre à l’Office cantonal de statistique, analyste junior chez Lombard Odier, ou parfumeur chez Firmenich. Il deviendra donc analyste sur le marché japonais avant de développer le Private Banking sur ce marché. Fort de ses succès, il devient responsable de l’asset management et, à l’arrivée d’Anton Affentranger à la direction, il gère une équipe qui passe rapidement de 60 à 200 employés.

Après un conflit interne avec Anton Affentranger, Bernard Droux, un ancien d’UBS, prend les rênes du groupe et Serge Robin démissionne. Il contacte alors Georges Gagnebin chez UBS et lui fait part de ses idées afin de mieux servir les familles fortunées à l’aide de structures de family office (avec un gérant d’actif, un planificateur financier, et un banquier d’affaires). La formule fonctionne si bien qu’elle perdurera jusqu’à aujourd’hui. Mais l’idée fonctionne trop bien sans doute puisqu’elle n’entre plus dans les cases de la grande banque… Serge Robin est alors appelé par un chasseur de tête et devient CEO de Merrill Lynch (ML) en Suisse en 2005. Hasard de l’histoire, l’établissement américain a aussi été celui de Marcel Ospel et de Sergio Ermotti, une personnalité qu’apprécie beaucoup le Genevois. Serge Robin développe ML en Suisse ainsi qu’ au… Moyen Orient et en Amérique latine. Ses voyages sont si nombreux qu’il affiche 262'000 miles au compteur en une année.

Lors du week-end noir de 2008, Lehman Brothers disparaît et ML est reprise par Bank of America. Le mariage culturel échoue. Serge Robin apprend qu’une petite banque genevoise recherche un associé. Il rencontre Nicolas Gonet, puis son père, et devient associé de la banque de la rue Bovy-Lisberg en 2010. Après ce qu’il qualifie de «dispute de vieux couple», il décide de sortir de l’opérationnel, trouve un mandat d’administrateur dans l’alternatif puis rencontre Alessandro Bizzozzero, pour un deuxième mandat d’administrateur, chez Arab Bank Switzerland. Rassuré par la présence de Jean-Pierre Roth au conseil d’administration, il accepte de rejoindre le conseil d’administration. La concrétisation du mandat tarde. Après six mois sans nouvelle, il s’interroge, reprend contact, et comprend que l’ABS cherche un CEO. Il accepte de relever ce défi et débute en juin 2018.

L’organisation de l’ABS évoquait, sur le plan managérial, celle de Merrill Lynch, mais «la qualité du management m’a bluffé tant elle était d’une grande qualité, très rapide et très structurée», juge Serge Robin. Nul besoin de profondes transformations. Il entre dans ce «coffre-fort du Moyen Orient», où les clients privilégiaient largement le cash. Il introduira progressivement une offre Advisory (1,4 milliard de francs actuellement) et une autre discrétionnaire.

Les entrées d’argent frais prennent l’ascenseur: 250 millions de francs en 2018, puis 280 millions en 2019, 580 millions en 2020, 850 millions en 2021 et 950 millions en 2022. La fortune sous gestion a doublé en cinq ans. La progression est issue, selon le CEO, de la clientèle complexe (les clients à plus de 10 millions) et provient surtout du Levant (Jordanie, Liban, Egypte) tandis que les GCC et l’Arabie Saoudite représentent un quart des actifs.

Le développement du financement du négoce

Le financement du négoce, introduit en 2010 à ABS, a été redéployé en 2020, avec un élargissement de la clientèle et l’apport d’un pôle énergie. «Non seulement ce business fonctionne bien, mais nous sommes devenus un acteur reconnu et pro-actif et il comporte un biais moyen-oriental», analyse Serge Robin.

Avec un capital de 600 millions, la trésorerie est richement dotée. Nécessaire pour le Trade Finance, sa taille lui apporte des revenus, surtout au moment de la hausse des taux, qui s‘ajoutent aux profits du Trade Finance et à l’argent frais du Private Banking. Ainsi, le bénéfice s’est élevé à 35 millions de francs l’an dernier.

Serge Robin aimerait beaucoup créer une société d'asset management pour rationaliser les activités en discrétionnaire chez Gonet et ABS.

Un nouveau segment a émergé en 2019, celui des actifs numériques, à l’initiative de Rani Jabban. Celui-ci persuade Serge Robin qu’il avait trouvé un système sécurisé qui permettait de faire le Custody de ces actifs. Avec ce nouveau développement, la banque a clairement obtenu la reconnaissance du marché en tant que banque innovante du fait de ses opérations dans les NFT et le Trade Finance, estime Serge Robin: «L’image a changé et les dossiers s’accumulent».

Les actifs digitaux représentent 5% du total de la banque, mais «une vraie révolution est en route avec la blockchain.» Après les actifs digitaux, ABS a fait un test pilote avec la numérisation des lettres de crédit. Aujourd’hui, tout est sous forme papier. ABS a développé, grâce à des  NFT, un moyen de simplifier et sécuriser la transaction dans la blockchain. «Les applications possibles sont considérables», promet Serge Robin.

Les actifs digitaux permettent aussi à sortir d’un esprit de silos: beaucoup d’acteurs du Trade Finance et de clients privés sont intéressés aux actifs digitaux. Dorénavant, l’intégralité de l’offre est à disposition des clients.

Nouvelles acquisitions?

Le partenariat stratégique entre ABS et Gonet a surpris la place genevoise. La complémentarité est évidente aux yeux de Serge Robin: ABS est centrée sur l’international, l’Advisory et les actifs digitaux, Gonet sur une clientèle à la fois suisse, très discrétionnaire et très orientée vers les gérants externes. «La marque Gonet est importante parce qu’elle nous distingue, aux yeux de nombreux clients, de l’image de l’Arab Bank Plc, une société sœur omniprésente en Jordanie. Nous sommes une vraie banque suisse», conclut notre interlocuteur.

La réussite du mariage est-elle une question de chance? Plutôt de structuration de l’organisation, précise-t-il. Au début des discussions avec la banque Gonet, nous n'étions pas un partenaire évident au vu de nos liens avec le Moyen Orient et de leur présence très ancrée en Suisse. Cela s’est finalement avéré être le point fort de notre partenariat.

Dorénavant, la croissance sera interne et externe. L’IA est une piste explorée de près par Serge Robin: «Nous essayons d’effectuer un inventaire des lieux où nous trouvons de l’IA dans la banque», révèle-t-il. Un système de veille est installé.

ABS entend d’abord consolider les intérêts avec la banque Gonet. «Nous pourrions être intéressés par une autre cible, mais il n’y a pas urgence», affirme-t-il.

Lorsqu’un dossier de banque lui est présenté, Serge Robin déclare considérer avant tout les actifs sous gestion et la qualité des clients qui les composent. La question des synergies arrive ensuite. «Mais nous n’allons pas refaire une acquisition à la Gonet», promet-il.

Si l’argent frais afflue dans les deux banques, également en 2023, une partie de la croissance peut très bien être inorganique.

Serge Robin aimerait beaucoup créer une société d'asset management pour rationaliser les activités en discrétionnaire chez Gonet et ABS. Les mandats de gestion seraient donnés à cette société de gestion d’actifs. Il en résulterait sans doute une clientèle supplémentaire, qui ne serait pas intéressée par le Private Banking traditionnel, imagine-t-il. Une fois une société d’asset management établie, la banque pourrait transférer le mandat de gestion discrétionnaire à cette compagnie, laquelle, si son modèle d’affaires le lui permet, pourrait développer son offre de produits avec sa clientèle propre ou la proposer aux clients de Gonet et d’ABS.

Plusieurs gérants d’actifs dont le modèle est avant tout centré sur l’asset management pourraient très bien s’allier à ABS. «Nous essayons d’être ouverts et créatifs sur les modèles à venir», avoue Serge Robin. Le but est précis: Ils consiste à atteindre 20 milliards de francs sous gestion pour «être solide et crédible».

Confiant sur la place suisse si elle ne change rien

Lors de la chute de Credit Suisse, quelques questions ont été posées par des clients, mais «cela s’est arrêté là», assure Serge Robin: L’afflux de fonds «n’a pas diminué du tout». Des clients sont-ils passés de Credit Suisse à ABS? «Nous avons reçu beaucoup de demandes, mais nous prenons garde de ne pas jouer un rôle de passerelle. L’objectif est fixé sur une relation à long terme», précise-t-il.

L’intérêt futur de la clientèle internationale pour la Suisse n’est pas remis en cause. Serge Robin évoque un cas isolé de perte de confiance et de «mismanagement», mais il reste confiant sur la place bancaire même si son opinion est celle d’un banquier «biaisé, suisse, du Creux de Genthod», ironise-t-il.

Rencontré au lendemain du Private Banking Day, à Bâle, consacré à la neutralité du pays, le patron de l’ABS avoue ne jamais avoir de question de clients sur ce thème. Ces derniers, dit-il «tiennent toutefois à ce que la Suisse demeure telle qu’elle est, un pays stable, sûr, dont on ne connaît pas les hommes politiques».

A la fin du secret bancaire, l’afflux d’argent frais ne s’est pas interrompu dans le pays.  Il ne faut surtout pas, comme le recommande Emmanuel Todd dans Le Figaro, être tenté de revenir au statut de paradis fiscal. «La Suisse doit être première de classe et championne de la transparence. Elle n’en est pas loin et je ne vois pas qui nous dépasse, même si nous pouvons toujours progresser», conclut-il. Une question d’adaptation à un monde changeant, de persévérance et de travail plutôt que de chance.

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