Les banques centrales ne cherchent qu’une accalmie

Emmanuel Garessus

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Avec une inflation qui restera plus élevée, les marchés sont trop optimistes, selon Martin Lück, stratégiste de BlackRock.

Les mouvements de BlackRock sur les marchés et les déclarations de ses dirigeants, notamment de son patron Larry Fink, sont scrutés par les investisseurs. Le groupe américain est en effet un leader de la gestion d’actifs. A la fin 2021, ses actifs sous gestion dépassaient la barre des 10'000 milliards de dollars. Le groupe estime qu’après quatre décennies de «grande modération», c’est-à-dire d’une ère de stabilité et d’absence d’inflation, nous sommes entrés dans une période de plus grande volatilité des marchés et de l’économie. Martin Lück, chef stratégie pour l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche et l’Europe de l’est, répond aux questions d’Allnews sur l’avenir des marchés.

Qui gagnera le combat contre l’inflation et qui n’y parviendra pas?

Martin Lück: La probabilité est forte que l’inflation baisse en direction de 2% plus rapidement en Europe qu’aux Etats-Unis parce que l’inflation américaine dépend davantage de la demande. Les gouvernements Trump et Biden ont en effet fortement soutenu la conjoncture par des mesures budgétaires. En Europe, le renchérissement est davantage un phénomène d’offre. Mais je ne crois pas à la thèse d’une victoire des banques centrales européenne et américaine contre l’inflation.  Le recul de la hausse des prix sera le fruit de la disparition des effets exceptionnels qui ont poussé les prix à la hausse et le reste de l’affaiblissement de la conjoncture, peut-être même la récession que devrait subir l’Europe. Nous assisterons à une normalisation de l’inflation.

Est-ce que vous prévoyez aussi un phénomène de convergence des taux d’inflation?

L’inflation restera plus élevée qu’avant la pandémie, essentiellement en raison de changements structurels, tels que la transition énergétique et les problèmes de pénurie d’offre, des modifications de la globalisation et des besoins de diversification des approvisionnements. Nous verrons une forme de convergence des prix, mais n’oublions pas qu’avant la pandémie l’inflation américaine dépassait celle de l’Europe d’environ 1%. Je peux m’imaginer qu’elle sera à l’avenir vers 2-2,5% en Europe et 3-3,5% aux Etats-Unis.

La Fed a relevé ses taux directeurs de 3% depuis mi-juin. Cela représente une forme de vol à l’aveugle car elle ne connaît pas encore les effets de son action.
Est-ce que la bourse ignorera de plus en plus la guerre en Ukraine?

C’est déjà le cas, mais ce sentiment peut aussi être une source d’erreurs. Le danger d’une escalade supplémentaire reste par exemple significatif. Je ne crois pas que la Russie reconnaîtra simplement sa défaite avant d’avoir exclu cette option. Les marchés viennent de fortement progresser malgré la persistance de nouvelles offensives. Je dirais que chaque défaite militaire russe accroît encore ce risque. Si la Russie menace de perdre la Crimée – ce qui n’est pas exclu – une escalade nucléaire est imaginable. J’éviterais d’ignorer cette guerre.

Pour l’instant, est-ce que le risque de hausse des taux d’intérêt fera repartir les marchés d’actions à la baisse?

Actuellement nous obtenons de plus en plus de confirmations d’un pic de l’inflation aux Etats-Unis alors que l’Europe devra davantage attendre en raison de sa plus forte dépendance énergétique. Dès que le sommet sera atteint, les marchés seront encore plus confiants.

Est-ce que nous assistons à un changement de régime qui vous amènera à accroître les investissements?

Les perspectives de taux d’intérêt incitent à répondre par l’affirmative. Mais nous peinons à évaluer le ralentissement conjoncturel à venir. Les conséquences de la hausse des coûts de l’énergie n’ont pas encore déployé tous leurs effets. L’indice de confiance américain donne clairement des signes de faiblesse. En Europe, les ménages peinent également à consommer. Ces signes de faiblesse ne sont pas encore entièrement intégrés dans les estimations de bénéfice des entreprises. D’ailleurs notez qu’au troisième trimestre les bénéfices auraient baissé si l’on avait exclu les groupes énergétiques. Les marchés restent trop optimistes sur les perspectives bénéficiaires. Pour l’investisseur, de façon générale, un retour des investissements en actions pourrait être prématuré, mais ce moment approche.

Quel est le risque d’un cygne noir, c’est-à-dire de l’apparition de victimes majeures de la hausse des taux d’intérêt?

Ce risque est sous-estimé, notamment dans les secteurs économiques sensibles aux taux d’intérêt comme l’immobilier. Les taux hypothécaires à dix ans ont triplé. On sait que les effets des politiques monétaires n’apparaissent qu’après plus d’un an. Ces délais soulignent les risques des décisions monétaires actuelles. La Fed a relevé ses taux directeurs de 3% depuis mi-juin. Cela représente une forme de vol à l’aveugle car elle ne connaît pas encore les effets de son action. Le risque de cygne noir est réel, y compris dans des secteurs qui ne sont pas sur notre radar. D’autres sources de mauvaises surprises sont possibles, à commencer, comme indiqué auparavant, par une escalade du conflit ukrainien.

Très peu d’acteurs s’interrogent sur les effets que provoqueraient une réduction des gigantesques liquidités que les banques centrales ont à leur bilan.
Est-ce que 2023 sera l’inverse de 2022 en termes d’investissements? Dans ce cas, devons-nous investir dans les grandes valeurs technologiques et reprendre le modèle de portefeuille 60/40 (60% actions et 40% obligations)?

Ce n’est pas notre point de vue. Le changement de régime intervenu cette année va se prolonger. Nous ne devrions donc pas réutiliser le modèle 60/40 parce que nous prévoyons que la volatilité se maintiendra durablement à un niveau élevé, que le cours de l’économie dépendra de la pénurie d’offre et que les banques centrales continueront de vivre avec un niveau d’inflation élevé. Ces dernières ne sont pas prêtes à ce que le renchérissement retombe à n’importe quel prix à 2%. Si ce postulat est confirmé, nous devons construire un portefeuille qui ne se limite pas aux deux grands piliers que sont les actions et les obligations mais qui soit complété par un troisième pilier d’investissements alternatifs. Les actifs réels doivent représenter une part majeure de ces derniers parce que les taux réels resteront inférieurs à ceux que l’on a rencontrés lors des cycles précédents.

Que pensez-vous des marchés émergents après leur net recul? Est-ce que cela dépend surtout du dollar?

Cela dépend du dollar et de la propension au risque, sachant qu’ils progressent si les investisseurs prennent davantage de risques. Si les titres américains sont jugés chers, les investisseurs sont prêts à chercher des alternatives, en Europe et sur les grands marchés asiatiques, puis enfin sur les marchés émergents.

Je préciserais d’abord que pour moi le terme de marchés émergents n’est plus adapté à la situation actuelle. Il exprime une telle diversité de situations qu’il n’a plus de sens. Depuis 15 ans et surtout depuis la pandémie, ce concept n’est plus relevant. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) sont complètement différents les uns des autres. La Chine est un pays industrialisé sous maints aspects. Il nécessite aussi une prime plus élevée non pas parce qu’il est émergent mais parce que c’est un régime communiste. La Russie est engagée dans une guerre, le Brésil dans un changement de régime politique. Mieux vaut analyser chacun des pays émergents pour y déceler les plus attractifs. Le travail est plus complexe qu’avant mais la performance ne peut qu’en profiter.

Est-ce que la BCE va procéder à un resserrement quantitatif (Quantitative Tightening), c’est-à-dire à une réduction de son bilan?

Nous verrons si la BCE a la capacité d’effectuer un Quantitative Tightening (QT) sans ajouter des mesures d’accompagnement, comme l’activation de mécanismes de protection. Nous ne sommes pas encore arrivés à ce point. Le Quantitative Easing (QE) est terminé mais le QT n’a pas commencé. C’est un point totalement sous-estimé. Les marchés se concentrent sur la hausse des taux d’intérêt et leur normalisation mais très peu d’acteurs s’interrogent sur les effets que provoqueraient une réduction des gigantesques liquidités que les banques centrales ont à leur bilan. Des turbulences financières pourraient en résulter. Il est toutefois trop tôt pour en discuter.

Vous plaidez pour un portefeuille très diversifié. Qu’est-ce que vous éviteriez d’y placer dans la perspective de 2023 et au-delà?

Nous devrions rester critique à l’égard des obligations souveraines dans la perspective de 2023 et au-delà. Si nous avons raison de croire que les banques centrales se contentent d’une accalmie des prix mais sans atteindre leur objectif de 2% d’inflation, les attentes d’inflation seraient aujourd’hui trop basses. Cela signifie que les taux longs sont encore trop bas et que les obligations disposent d’un notable risque de perte et que les obligations liées à l’inflation disposent d’un potentiel haussier.

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