Le franc fort ne menace pas la compétitivité

Emmanuel Garessus

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Les entreprises suisses, malgré la volatilité des monnaies et les faiblesses allemandes, sont résilientes et profitent de la Swissness, selon Marc Possa, de Saraselect.

Marc Possa, gérant du fonds Saraselect spécialisé dans les petites et moyennes capitalisations suisses, a présenté une performance semblable à l’indice SPI en 2023 (+9,3%). Tandis que les sociétés suisses publient leur chiffre d’affaires et leur bénéfice, il répond aux questions d’Allnews:

Que pensez-vous des résultats très contrastés des entreprises suisses et de la sanction sévère de la bourse lorsqu’ils sont inférieurs aux attentes, de Geberit à Logitech en passant par Belimo?

Les informations financières des derniers jours portent généralement sur le chiffre d’affaires et peu sur le bénéfice. Elles ont certes provoqué des baisses en bourse, mais dans de petits volumes de transactions. Ce sont souvent des acteurs orientés sur le court terme qui vendent par exemple en raison de prévisions insuffisamment précises ou de craintes liées aux taux de change. J’estime que ces réactions sont souvent excessives. 

Avez-vous des exemples?

L’action Sika est passée en deux mois de 215 francs à 274 francs avant de chuter à nouveau à 232 francs cette année. Certains investisseurs internationaux vendent souvent pour des questions liées aux monnaies et provoquent d’inutiles chutes en bourse. 

Est-ce vraiment la faute au franc suisse? 

Le franc suisse a toujours été fort, sans que cela ne réduise la compétitivité des sociétés suisses, au contraire même. 

Mais si la volatilité du franc est trop forte à court terme, un industriel peut en être affecté. Une entreprise ne peut s’adapter en quelques semaines, par exemple lorsque le dollar passe de 92 centimes au début octobre à 84 centimes récemment. Il existe toutefois une forme d’atténuation de ses effets. L’entreprise achète ses matières premières en dollars si bien que ses marges s’améliorent avec la baisse de la devise américaine. Mais ses prix de vente restent les mêmes, indépendamment des cours du franc. 

Beaucoup d’analystes craignent que des entreprises vendent moins de produits à cause du franc fort. Mais j’observe qu’au contraire les industriels suisses parviennent à vendre leurs produits et à rester compétitifs. Regardez Inficon ou VAT. Un industriel qui doit organiser un vol dans l’espace a besoin des meilleurs produits pour assurer sa sécurité même s’ils sont 30% plus chers.

Les marchés boursiers sont de plus en plus touchés par l’algo-trading et l’algo-investisting, qui investissent sur la base de l’intelligence artificielle avec des horizons très court. 

Stadler Rail et d’autres groupes suisses plaisent pour leur degré de «customisation», c’est-à-dire sa capacité à personnaliser le service.

La conjoncture européenne joue-t-elle un rôle?

A côté des monnaies, la situation en Allemagne pénalise les entreprises suisses. Un cinquième de nos exportations partent chez notre voisin. L’Allemagne a profité pendant 20 ans d’une monnaie faible et d’une énergie bon marché, ce qui l’a rendue plus vulnérable. 

N’est-ce pas inquiétant pour l’économie suisse sachant que nous sommes souvent des sous-traitants des industriels allemands?

En analysant différentes industries, je constate que les produits suisses restent recherchés sur les marchés internationaux. Indépendamment des monnaies, les clients de SKAN ou Bachem, par exemple Novo Nordisk ou Eli Lilly, passent leurs commandes à ces groupes suisses et cela à travers des contrats qui portent sur plusieurs années. 

La résilience industrielle des entreprises suisses est indépendante des cours de bourse et des monnaies, même s’ils font face à des concurrents qui produisent en Europe de l’Est ou au Mexique. 

Les marges ne sont-elles pas sous pression?

Les marges ne sont pas vraiment sous pression en raison de divers effets atténuants. Les salaires suisses augmentent par exemple moins vite qu’ailleurs. Les capitaux sont meilleur marché. Les entrepreneurs qui investissent ont justement besoin d’une certaine sécurité, d’une certaine stabilité et d’un horizon d’investissement à long terme. En Chine, il devient périlleux d’investir. En Allemagne, les entrepreneurs désinvestissent. Nous devons préserver les atouts de la Swissness. La stabilité du pays est un atout qui n’a pas de prix dans un contexte à long terme.

L’Allemagne est avant tout un champion de l’automobile. Or les sous-traitants suisses de l’automobile allemande n’ont-ils pas des craintes à avoir, d’autant que les véhicules électriques seront plutôt chinois ou américains qu’allemands?

Ce sont les solutions innovantes suisses qui font souvent la différence. Des produits de Ems ou Sika sont présents dans les nouveaux modèles automobiles chinois ou allemands. Le contenu de certaines batteries, plus performantes et moins inflammables, ainsi que les câbles, tels que ceux de Huber + Suhner, sont partiellement suisses. Je ne m’inquiète donc pas trop. On compare la situation avec la ruée vers l’or. Mieux vaut investir dans les outils d’extraction que dans l’or. La Suisse reste leader en termes d’innovation, de prévisibilité et de stabilité. Ces facteurs comptent davantage que la volatilité des monnaies à court terme.

J’observe qu’au contraire les industriels suisses parviennent à vendre leurs produits et à rester compétitifs.

Quel est votre critère de sélection dans cet environnement?

En tant que gérant de fonds, je regarde surtout si une société est capable de relever ses prix, notamment dans le contexte de l’inflation et du franc fort. Le critère clé est celui de l’évolution de la part de marché d’une entreprise.

Les entreprises suisses font des prévisions plutôt conservatrices. Mais Logitech n’a-t-il pas déçu, ainsi que Geberit?

Il est très compliqué pour Logitech et d’autres sociétés d’anticiper le comportement des consommateurs globaux et son chiffre d’affaires. Les ventes résulteront d’une combinaison de facteurs spéciaux, à commencer par le rattrapage conjoncturel par rapport à la période de confinement, le phénomène de re-shoring ou l’impact de l’inflation. Aux Etats-Unis, la croissance a été en grande partie fonction d’aides étatiques qui ne se reproduiront probablement pas. Le ralentissement attendu crée une certaine volatilité. Pour 2024, il ne sera pas encore possible de s’appuyer sur les tendances structurelles des dernières décennies. 

Geberit, une valeur défensive très bien positionnée, est au bénéfice d’une croissance structurelle. Après 9 mois, elle annonce un recul de 18% en volume, après avoir indiqué une baisse de 20% après 6 mois. Nous n’avions jamais traversé de pareilles turbulences. C’est dans ces circonstances difficiles qu’un bon management peut faire la différence, en gagnant en efficacité et en préservant les marges d’exploitation à 30%. 

Les sociétés suisses ont-elles bien traversé le cycle d’inflation?

La majorité des industriels suisses ont imposé des hausses de prix grâce à un degré d’innovation plus élevé et à la valeur ajoutée créée individuellement pour leurs clients. Ils parviennent à rendre leurs produits indispensables, ce qui en fait des «Price-setters». 

Les médicaments de Bachem par exemple représentent 2% du chiffre d’affaires de Novo Nordisk ou d’Eli Lilly, mais ce sont les 2% les plus importants, l’API, soit la clé de fonctionnement des médicaments. Novo Nordisk et Eli Lilly apprécient grandement qu’un industriel investisse dans des capacités qui leurs garantissent un volume et la qualité pour ces prochaines années. Le prix n’est pas le critère clé, mais la capacité de produire au bon moment les volumes appropriés. 

N’est-ce pas un handicap que les sociétés suisses soient peu présentes dans l’intelligence artificielle?

Ce n’est pas correct. Un grand nombre de sociétés suisses utilisent l’intelligence artificielle pour améliorer leurs processus, la digitalisation de la certification et de la documentation. Ce ne sont pas les sociétés qui développent les logiciels ou l’open-AI mais beaucoup d’industriels sont à la pointe du déploiement de l’intelligence artificielle. 

La force de la Suisse consiste à pouvoir utiliser les solutions numériques issues de la Silicon Valley et à les traduire dans un système industriel. 

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