Tous les regards sont fixés sur la capacité de la tech, en particulier de l’intelligence artificielle, à poursuivre son mouvement haussier. Les craintes de récession vont-elles peser sur les différents segments technologiques? Les risques géopolitiques vont-ils continuer de profiter aux grandes valeurs américaines? Christophe Pouchoy, gérant de fonds à La Financière de l’Échiquier (LFDE), gère depuis plus de 10 ans des fonds thématiques sur les actions technologiques internationales, pour un cumul d’encours de quelque 1,5 milliard d’euros aujourd’hui. Christophe Pouchoy répond aux questions d’Allnews:
Quelle est votre analyse de l’actuelle consolidation des valeurs technologiques?
Les prises de bénéfices résultent partiellement de la forte surperformance du secteur ces 18 derniers mois sous l’impulsion de l’intelligence artificielle. Elles sont logiques et attendues. Elles sont également le fruit d’un changement de paradigme macroéconomique. Le marché passe d’un scénario d’atterrissage en douceur de l’économie à celui d’un environnement plus difficile et potentiellement à un risque de récession. Cette évolution renforce la nécessité de prendre des profits sur les valeurs qui ont bien performé.
Le marché boursier intègre-t-il assez le caractère cyclique de la tech et le risque de récession?
La tech n’est pas un bloc monolithique mais une combinaison de sous-segments disposant chacun de ses propres cycles. Seul un expert de ces sous-segments peut déterminer l’état des cycles respectifs, par exemple au sein des semi-conducteurs, et des sous-segments de ces derniers, des logiciels et des équipements technologiques.
«La tech n’est pas un bloc monolithique mais une combinaison de sous-segments disposant chacun de ses propres cycles»
On a coutume d’affirmer que le cycle des semi-conducteurs dure quatre années, à savoir deux années de baisse et deux de hausse. Les sous-secteurs de la technologie peuvent donc être cycliques, notamment les semi-conducteurs, les smartphones ou les équipements technologiques.
Ces cycles, qui ne sont pas forcément corrélés aux cycles macroéconomiques, coïncident à des cycles de stockage au sein des clients finaux et des intermédiaires.
Les logiciels, considérés comme moins cycliques que les semi-conducteurs, sont des modèles d’abonnements pluriannuels qui lissent ainsi les tendances.
Nvidia concentre tous les regards. A quel point, ce leader est-il cyclique?
Depuis plus de 18 mois, nous assistons à une accélération de la croissance des résultats de Nvidia dans les centres de données sous l’impulsion de la demande de serveurs IA de la part des services Cloud, comme Microsoft et Amazon, ainsi que d’entreprises et d’Etats désirant ouvrir leurs propres centres de données souverains.
Que devrait considérer en priorité l’investisseur aujourd’hui à propos de Nvidia?
Pour nous, la question clé n’est pas de savoir si Nvidia sera capable de battre les attentes ni de combien, sachant que l’on observe une différence entre les attentes des analystes financiers sell-side et celles des investisseurs (buy-side). Les premiers sont souvent moins optimistes que les seconds. L’analyse de Nvidia dépend plutôt du lancement de sa nouvelle technologie Blackwell, qui devrait survenir en fin d’année. Jensen Huang, le CEO, a rassuré la communauté financière sur la fiabilité de cette nouvelle puce lors de la présentation de ses résultats. Il a réitéré qu’il n’existait pas de problèmes de conception.
Nvidia a amélioré ses procédures de fabrication pour obtenir un meilleur rendement. En effet, il est en primordial que le groupe lance de nouvelles puces toujours plus performantes sachant que la taille des modèles d’IA et celle des algorithmes augmente de façon exponentielle. Il est nécessaire que la puissance de calcul dédiée à ces algorithmes augmente en parallèle. C’est pourquoi Nvidia a raccourci de deux à un an son cycle de produits. Le groupe reste un élément clé de l’écosystème IA avec 90% de parts de marché dans la fabrication de puces GPU. Au cours des trois à cinq prochaines années, Nvidia devrait conserver au moins 75 à 80% de parts de marché face à AMD ou d’autres groupes spécialisés dans certains types d’applications, comme Broadcom et Marvel.
Face aux craintes d’une croissance atteignant un plateau d’ici deux ou trois ans, rappelons que Nvidia devient de plus en plus un vendeur de solutions de logiciels. Le groupe vend des modèles de fondations IA, des services d’infrastructures intitulées «IA as a Service», permettant aux clients d’utiliser des services Cloud de Nvidia pour des applications d’IA et développer leurs logiciels d’application d’IA sur les modèles de Nvidia.
Nvidia reste central, non seulement pour ses semi-conducteurs, mais aussi de plus en plus pour les logiciels proposés à tous les secteurs d’activité, du développement de nouveaux médicaments à celui de véhicules autonomes.
Est-il erroné de se focaliser sur le résultat trimestriel?
Il est plus pertinent selon nous de se concentrer sur la tendance à long terme des semi-conducteurs et des logiciels.
Nvidia est présent en portefeuille et nous avons pris des profits depuis le début de l’année face à la hausse du cours. La valorisation ne nous semble pas déraisonnable. Sur la base des attentes des analystes sell-side, elle est inférieure à sa moyenne historique.
Le dernier résultat de Broadcom, en revanche, a déçu. Qu’en déduisez-vous?
Si le résultat était légèrement inférieur aux attentes élevées des investisseurs, il est en ligne avec les prévisions du management. Sur la partie IA, la direction s’attendait à un résultat stable mais les investisseurs étaient plus exigeants. Selon nous, Broadcom et Marvel deviendront progressivement plus importants dans l’IA pour la partie des semi-conducteurs.
Est-ce qu’Intel est une situation de retournement intéressante?
La future stratégie d’Intel fait l’objet de nombreuses rumeurs, y compris en termes de cessions d’actifs et de repositionnement. Nous avons privilégié ses concurrents, TSMC et AMD, qui bénéficient de ses déboires.
A l’arrivée à la tête d’Intel de Pat Gelsinger, précédemment CTO dans les années 2000, soit le responsable technologie, le groupe a annoncé vouloir rattraper son retard technologique vis-à-vis de TSMC et Samsung, ainsi que de construire en son sein une activité fonderie pour des clients externes.
«Généralement, la valorisation des sociétés technologiques européennes et asiatiques est plus élevée que celle du même segment aux Etats-Unis».
Actuellement, les fondeurs de processeurs les plus avancés, pour les smartphones et les ordinateurs, sont TSMC et Samsung, tandis que GlobalFoundries, UMC et Vanguard le sont sur les processeurs plus matures.
Dans les dernières générations de produits, Intel avait été contraint de confier la production à TSMC en raison de son retard technologique. En réaction, il souhaitait lancer un plan stratégique afin de rattraper son retard sur TSMC et Samsung. Mais ces efforts nécessitent des dépenses d’investissement majeurs, au détriment de la génération de trésorerie et du versement de dividendes. Désormais, Intel s’aperçoit que d’importantes dépenses pour ses capacités de production futures ont été réalisées, sans parvenir à convaincre des clients externes de lui confier des projets de design et de production de semi-conducteurs avancés. Selon nous, cette situation devrait profiter à TSMC, qui est selon nous le fondeur au bénéfice de la meilleure technologie, des meilleurs procédés de production et les meilleurs rendements.
TSMC produit aussi bien à Taïwan qu’aux Etats-Unis. Comment intégrez-vous le risque géopolitique?
Nous sommes très attentifs aux risques géopolitiques dans notre politique d’investissement. Ces risques se sont nettement accrus depuis 2018 lorsque Donald Trump a lancé sa guerre commerciale. Depuis lors, les Etats-Unis limitent le transfert de technologies avancées vers la Chine, particulièrement dans les semi-conducteurs. Nvidia a ainsi dû dégrader la performance de ses puces GPU afin de pouvoir les commercialiser en Chine.
ASML, fabricant européen de machines de lithographie, s’est aussi vu imposer des restrictions progressives, de l’interdiction de vendre ses machines performantes à leur maintenance.
Est-ce que vous diversifiez géographiquement vos investissements en Europe ou en Asie?
Nous investissons en Europe et en Asie dans certains fonds, et nous sommes très vigilants à l’égard de la Chine. Nos positions en actions chinoises sont très limitées. Nous privilégions des sociétés dont le risque géopolitique est faible.
En Asie, nous sommes davantage investis en Corée, à Taïwan, au Japon, et en Europe aux Pays-Bas, en France, au Royaume Uni. Dès que nous percevons un risque géopolitique, nous l’analysons, l’évaluons et le mettons au regard de la valorisation du titre.
Est-ce que l’IA restera le thème majeur des prochaines années ou existe-t-il de meilleures opportunités?
L’IA est une véritable révolution technologique. L’IA n’est ni une mode ni une thématique conjoncturelle qui s’évaporera dans quelques trimestres.
Il s’agit de la troisième révolution industrielle du siècle, après l’essor d’Internet puis du Cloud. Elle se diffusera progressivement dans tous les secteurs de l’économie. A l’image des autres révolutions, les vendeurs de pelles et de pioches en ont bénéficiés en premier, donc les semi-conducteurs.
Les sociétés qui conçoivent l’infrastructure pour l’essor de l’IA en sont également acteurs. Les hébergeurs Cloud comme Microsoft, Amazon, Google, Oracle, les éditeurs de logiciels qui proposent des solutions de gestion de bases de données, de cybersécurité des données, ou des nouveaux modules d’IA pour leurs applications, comme Salesforce, qui augmentera la productivité des vendeurs ou des centres d’appel, ou encore Intuit qui proposera un co-pilote afin d’aider les particuliers dans leurs déclarations d’impôts aux Etats-Unis, en sont des exemples.
Nous assisterons à la deuxième vague de monétisation de l’IA. Dès cet été, certains éditeurs de logiciels ont mentionné la contribution croissante de l’IA à leurs résultats, à l’image de ServiceNow, Palo Alto et Datadog.
A quoi ressemblera la troisième vague d’IA?
La troisième vague d’IA a déjà un nom, «l’Edge AI». Cette IA locale, qui évitera de faire appel aux Data Centers, embarquera l’IA dans la vie réelle des utilisateurs à travers des équipements technologiques nomades - ordinateurs, smartphones, objets connectés, ou, pour les entreprises, à travers notamment la robotique.
Apple a récemment dévoilé sa stratégie Apple Intelligence visant à intégrer des fonctionnalités d’IA générative dans son assistant Siri. A l’image d’Apple Intelligence, nous disposerons de mini modèles d’IA intégré à des équipements technologiques nomades.
Est-ce qu’Apple, dont Warren Buffett s’est en parti désinvesti, est une bonne idée d’investissement?
Apple est une société mature qui dépend des cycles de renouvellement de ses produits. C’est probablement ce qu’attendent le marché boursier et les fournisseurs de la chaîne d’approvisionnement d’Apple.
L’intégration de nouvelles fonctionnalités d’IA dans les équipements nomades accélérera le cycle de renouvellement des produits tels que les smartphones. Pour opérer une IA, il faut davantage de puissance de calcul, de mémoire vive et donc des semi-conducteurs plus puissants. Les clients finaux devront renouveller leurs équipements pour utiliser ces nouvelles fonctionnalités d’IA. Apple a indiqué qu’un iPhone 15 Pro minimum sera nécessaire pour utiliser Apple Intelligence.
Dans les idées d’investissements à trois ans, l’ensemble du segment des équipements technologiques tirés par l’Edge AI devrait, selon nous, être assez porteur. En parallèle, il existe quantité d’autres secteurs technologiques intéressants, des techniques médicales aux technologies industrielles et environnementales.
Nous avons vocation à capter les meilleures opportunités d’investissement où elles se trouvent. A cette fin, notre gamme tech comporte deux fonds tech généralistes, dans lesquels nous ne sommes pas astreints à l’IA. Nous investissons ainsi dans les véhicules électriques, les voitures autonomes, les robots chirurgicaux ou encore la robotique industrielle. Elle comporte également un fonds consacré à l’écosystème spatial.
De tous les segments technologiques, lequel serait le plus menacé par un risque de récession accru?
Dans les semi-conducteurs, les fabricants de semi-conducteurs de puissance, par exemple ceux destinés aux véhicules électriques et à la partie industrielle, sont susceptibles d’être les plus affectés. Mais les cycles des semi-conducteurs sont différents des cycles économiques. Si les semi-conducteurs industriels sont proches du rebond, la demande ne permet pas une accélération des bénéfices de ces sociétés. Pour les semi-conducteurs destinés à l’automobile, nous sommes au milieu du cycle baissier.
L’investissement dans les technologies de défense fait-il partie de de vos préférences?
Oui, ce sont des sociétés que nous détenons en portefeuille dans nos fonds Echiquier Space, Echiquier Artificial Intelligence, Echiquier Robotics. Les performances sont au rendez-vous après des décennies de baisse de budgets militaires.
L’Europe multiplie les défis, notamment économiques et politiques. Face à ce pessimisme, est-ce que la tech européenne est sous-évaluée?
Généralement, la valorisation des sociétés technologiques européennes et asiatiques est plus élevée que celle du même segment aux Etats-Unis. La raison est d’ordre technique. Les investisseurs d’une région ont un mandat précis pour investir dans celle-ci. A profil de croissance égal, dans le même sous-segment, il est plus fréquent de voir des sociétés européennes ou asiatiques avec une valorisation plus élevée qu’aux Etats-Unis. Nous appelons cela la rareté de la cote.
Que pensez-vous de l’avenir des «7 magnifiques»?
Le succès des 7 magnifiques tient à l’utilisation de leur puissance et à leur taille critique pour investir massivement dans leurs activités existantes et leurs nouvelles technologies. Ils ont les moyens d’investir abondamment dans la R&D et d’énormes forces de frappe commerciales. Il sera difficile d’imaginer un changement de leadership ces prochaines années. L’une des raisons pourrait venir de la politique des autorités de concurrence. Les valorisations ne sont d’ailleurs pas très agressives.