A l’orée du deuxième semestre, beaucoup de stratèges, d’analystes et d’investisseurs s’interrogent sur la pertinence de leurs placements dans les valeurs technologiques compte tenu de la progression de ces titres en première moitié d’année. Ce n’est pas le cas de Todd Jablonski, directeur des investissements (CIO) et Global Head of Multi-Asset and Quantitative Investments chez Principal Asset Management, qui estime au contraire que beaucoup d’investisseurs ne détiennent pas suffisamment de valeurs technologiques actuellement. Entretien avec le gérant qui s’exprimait à l’occasion d’un récent passage à Genève.
Si l’on revient sur la performance, dans l’ensemble très positive, des marchés des actions, en particulier s’agissant des indices liés aux valeurs technologiques comme le Nasdaq 100 (+17% à fin juin) durant le premier semestre, quels ont été les principaux moteurs de cette hausse et qu’attendez-vous pour le deuxième semestre qui vient de débuter?
C’est un mélange de facteurs, allant de la politique monétaire à l’évolution des estimations de bénéfices en passant par l’attention portée à telle ou telle thématique, qui est à l’origine de la bonne performance des marchés telle qu’elle a été observée en première moitié d’année. Ce qui est intéressant à observer, c’est que la réduction des attentes concernant les réductions des taux d’intérêt par les banques centrales – jusqu’à six baisses de taux du côté de la Fed étaient attendues pour 2024 en décembre dernier – n’a pas provoqué de grandes perturbations sur les marchés des actions, tout au plus de façon passagère. Indirectement, on peut en déduire que les attentes concernant les estimations des bénéfices des entreprises ou les développements au sujet de certaines thématiques comme l’intelligence artificielle (IA) ont pris le relais et davantage influencé les marchés que les seules considérations en lien avec la politique monétaire.
Sur le plan macro-écomique, les marchés n’anticipent plus de récession - ou seulement avec une probabilité de 25% dans notre scénario le plus négatif. En outre, les récessions sont souvent précédées par des perturbations sur les marchés financiers. Or, on n’a plus vu de «liquidity event» récemment sur les marchés.
«Sur le plan économique, on peut dire que l’exceptionnalisme américain est bel et bien vivant!»
Globalement, c’est plutôt l’inverse d’une récession dure qui est attendue actuellement. La croissance aux Etats-Unis se répercute de manière positive sur la zone euro, l’Asie et certains pays émergents. Dans notre analyse en tant que gérant multi-actifs, nous apprécions dans ce contexte les actions des Etats-Unis pour leur croissance, en particulier les «Large Caps», mais également certains pays émergents pour leur valorisation. Un pays comme le Mexique, par exemple, tire parti à plein de la thématique du «nearshoring», soit la réallocation d’une partie de la production de l’Asie vers des pays plus proches. Avant, beaucoup d’entreprises américaines confiaient toute la production à la Chine, maintenant elles préfèrent diversifier davantage leurs sources d’approvisionnement entre la Chine et des pays d’Amérique latine comme le Mexique ou le Brésil. Tout cela influe aussi sur la manière avec laquelle nous allouons la pondération de nos préférences d’investissement à diverses régions.
Si l’on revient brièvement sur l’attitude de la Fed, n’y a-t-il pas un risque que les investisseurs finissent pas être déçus des reports continuels de sa décision d’abaisser les taux?
A mon avis, ce n’est pas forcément une mauvaise chose que la Fed continue à faire un pas de côté et affirme, en substance, qu’elle agira quand elle disposera de davantage d'informations. Par le passé, il est arrivé que la Fed annonce un programme et ne change pas ses plans malgré des développements qui allaient à l’encontre de son analyse initiale. Cette fois, la Fed semble avoir adopté une approche plus prudente qui pourrait se révéler plus intelligente au final.
Concernant les préférences en matière d’allocation d’actifs de Principal Asset Management, pourquoi favorisez-vous à ce point les grandes capitalisations américaines?
Sur le plan économique, on peut dire que l’exceptionnalisme américain est bel et bien vivant ! C’est formulé comme une boutade. Néanmoins, si vous comparez la performance économique récente aux États-Unis avec celle d’autres régions comme les pays de la zone euro, le Royaume-Uni ou le Japon, cela a bel et bien été le cas durant l’année 2023 et au début de 2024. Les États-Unis ont été une source de force économique pour l’économie mondiale ces dernières années. A ce sujet, le fait le plus impressionnant sur les marchés pendant plusieurs décennies est l'essor des grandes capitalisation américaines. Quand j'ai commencé à travailler en tant que gérant il y a plus de 20 ans, les petites capitalisations représentaient environ 8% du marché des actions aux États-Unis. Maintenant, elle ne représente plus que 4% de ce même marché, si vous déduisez les REITS de ce calcul. Elles ne représentent plus que la moitié de ce qu'elles valaient il y a 20 ans.
À l'inverse, les grandes capitalisations ont vu leur part augmenter durant cette période. Cela a été spectaculaire. Nous avons maintenant des corporations qui valent plusieurs trillions de dollars. Il a même été nécessaire de déplacer des valeurs technologiques en dehors de ce secteur pour les replacer dans d'autres branches comme la consommation, de façon à ce que le secteur de la technologie ne domine pas trop fortement. Le secteur de la technologie est actuellement la chose la plus irremplaçable sur la planète en termes de croissance. C’est un secteur qui parvient à assurer une telle génération de cash. Cela devient une bataille inéquitable quand vous entrez en concurrence avec les géants de la technologie. Les sociétés de la tech ont des ressources incroyables, elles génèrent une immense profitabilité. Quand elles entrent sur un marché donné, elles influencent les marges réalisées dans le secteur. Elles ne s'arrêtent pas jusqu'à ce qu'elles aient retiré la marge de profits excessives sur un marché. Ces géants de la technologie continueront d'avoir cet avantage de ressources vis-à-vis de leurs concurrents. Beaucoup de gens dépensent des frais élevés qu’ils versent à des gérants d’actifs afin pouvoir avoir accès à toutes sortes de catégories de placement. Or, les grandes capitalisations américaines actives dans les technologies sont, elles, très facilement accessibles à tous les investisseurs pour des frais peu élevés et de manière très efficiente. C'est un thème séculaire sur lequel nous avons misé depuis plusieurs années avec mon équipe d'investissement.
«Je ne sais pas ce que l’IA va produire et entraîner en termes de changement dans le monde mais on peut déjà supposer que ces dépenses, qui se chiffrent en milliards, auront grand impact à terme.»
Va-t-il se poursuivre?
Oui, je pense que les compagnies technologiques américaines vont continuer à gagner en importance à l’avenir. En matière de titres de croissance, je veux avoir les titres de ces géants de la technologie dans mon portefeuille. Ces sociétés ont aussi modifié considérablement leur environnement. Prenez l'exemple de Seattle, cette ville a été entièrement transformée par la présence des grands groupes technologiques. Même une petite maison coûte au moins 1 million de dollars dans cette ville. La création de richesse qui résulte de l’essor des technologies a eu des répercussions dans l'ensemble des États-Unis et au-delà. De plus, ces géants de la technologie transnationaux ont le plus de moyens d'être mobile et de réallouer leurs capitaux à partir de secteurs peu rentables vers secteurs plus profitables. A mon avis, beaucoup d'investisseurs ne détiennent pas suffisamment de valeurs technologiques actuellement. Je sais que c’est tout le contraire de ce que certaines personnes pensent actuellement et qui cherchent à réduire leur exposition dans les valeurs technologiques. Je pense que les investisseurs devraient au contraire rester surpondérés envers les sociétés technologiques américaines.
N'y a-t-il pas un risque de voir apparaître des valorisations excessives dans certains secteurs actuellement comme les technologies, ou plus précisément les valeurs associées à l'intelligence artificielle (IA) – faut-il craindre une répétition de la bulle des «dotcoms» de la fin des années 1990?
Le boom des dépenses liées à l'intelligence artificielle est remarquable, aussi bien en termes de taille que du point de vue de leur rapidité. Je ne sais pas ce que l’IA va produire et entraîner en termes de changement dans le monde mais on peut déjà supposer que ces dépenses, qui se chiffrent en milliards, auront grand impact à terme. Ces montants sont réellement dépensés. Donc, même si vous ne savez pas exactement ce qui va en résulter, il est probable que cela produira un retour sur investissement important. La taille et l’échelle de ces investissements ne peuvent pas être simplement ignorés.
Et en ce qui concerne la comparaison avec la bulle Internet des années 1990, il y a tout de même deux différences essentielles: à savoir, que les groupes les plus en vue dans l’IA actuellement sont généralement profitables et qu’ils génèrent de grandes quantités de cash. Ce qui fait que c’est différent cette fois, c’est justement la rentabilité de ces groupes.
N'y a-t-il pas certaines entreprises qui profitent de la thématique de l’IA, sans être elles-mêmes vraiment à la pointe dans ce domaine?
À la question de savoir si cet enthousiasme peut aller trop vite ou être excessif, oui cela peut bien sûr être le cas avec certaines sociétés. Certains secteurs, que l'on n'associait pas à l'intelligence artificielle au premier abord, sont aussi concernés par l'intelligence artificielle. Même des entreprises de services aux collectivités («utilities») sont influencées par l’enthousiasme actuel en lien avec l’IA. Dans ce cas précis, j’avoue que je suis tout de même un petit peu sceptique quant au potentiel réel que l’IA pourra offrir à ces sociétés. Je ne suis pas complètement sûr que le boom de l’IA va complètement transformer ses entreprises. Néanmoins, cet exemple montre qu’il n’y a pas beaucoup de branches qui pourront simplement affirmer «moi je reste à l’écart des développements en lien avec l’IA». L’IA est devenu un indicateur de tendance pour toutes sortes d’autres branches, qu’il s’agisse de l’industrie, de la finance, de la consommation.
Investir dans les «pure players» des technologies en lien avec l’IA est la façon la plus simple de s’exposer autour de cette thématique mais vous pouvez trouver aussi d’autres branches ou modèles d’affaires, non directement liés à l’IA, qui profiteront aussi de l’IA dans une proportion plus ou moins élevée.