L’essor de l’«EdTech» n’en est qu’à ses débuts

Yves Hulmann

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Les technologies de l’éducation continueront de croître à un rythme supérieur à la moyenne ces prochaines années, anticipe Kirill Pyshkin de Credit Suisse.

La pandémie de COVID-19 a bousculé les habitudes d’apprentissage, obligeant les universités, les entreprises et les étudiants à opter pour des solutions d’enseignement en ligne afin de pouvoir poursuivre leur formation. Qu’en restera-t-il lorsque toutes les restrictions liées à la pandémie seront levées? Et comment les investisseurs peuvent-ils tirer parti de ces développements? Le point avec Kyrill Pyshkin, gérant de portefeuille chez Credit Suisse.

Pourquoi les technologies liées à l’éducation constituent-elles une thématique d’investissement intéressante actuellement?

Il s’agit d’un thème d’investissement qui, à mon avis, continuera d’être pertinent au moins pour les 5 à 10 prochaines années. C’est aussi une thématique qui a l’avantage d’être très spécifique. Ce thème se concentre sur un univers d'entreprises qui tirent une grande majorité de leurs revenus directement de prestations liées aux technologies de l'éducation. On pourrait bien sûr considérer qu’un géant de la «tech» tel que Microsoft fournit aussi des technologies qui sont utiles pour le domaine de la formation mais cela ne représenterait qu’une toute petite partie de leur chiffre d’affaires. Nous préférons ainsi nous concentrer sur des sociétés encore relativement petites, qui étaient parfois encore des start-up il y a quelques années seulement, et qui offrent uniquement des solutions en lien avec la technologie de l’éducation, que ce soit dans les domaines de la formation de niveau universitaire, de la formation continue pour les entreprises ou d’applications qui se présentent sous une forme plus ludique.

«La part du numérique dans l’éducation passera de 3,1% en 2019 à 5,5% en 2025.»

On peut établir un parallèle avec d’autres domaines comme la robotique: dans ce cas, vous pouvez acheter des titres de Siemens, par exemple, qui propose aussi des solutions en lien avec cette activité mais qui ne représentent qu’une toute petite partie du chiffre d’affaires total du géant industriel. C’est pourquoi, la philosophie d’investissement de l’équipe Thematic Equities est basée sur les «pure players» au sein de leur domaine respectif.

Quelle est la taille des dépenses consacrées aux technologies de l’éducation (EdTech) actuellement et comment évolueront-elles?

C’est un domaine en plein essor et qui a été encore fortement boosté par la pandémie de COVID-19. Selon les prévisions de HolonIQ, publiées en février 2021, le taux de croissance annuel moyen (CAGR) des dépenses consacrées à l’EdTech était estimée à 13,1% avant la pandémie - après la pandémie, il se situe à 16,3%. Ainsi, partant de dépenses totales consacrées à l’EdTech de 183 milliards de dollars en 2019, les cabinets de recherche estiment que ce montant dépassera les 400 milliards de dollars en 2025. La part du numérique dans l’éducation passera ainsi de 3,1% en 2019 à 5,5% en 2025 et par rapport à une proportion estimée à 4,9% en 2022.

Ces prévisions ne sont-elles pas trop optimistes et influencées par le développement phénoménal de tous les services en ligne durant la pandémie? Maintenant que les gens ne sont plus confinés à cause du COVID-19, du moins pas en Europe, ne vont-ils pas préférer retourner suivre des cours en classe…

Non, je ne pense pas que le mouvement va s’arrêter à cause de la fin des mesures de restriction. D’une part, car on pouvait déjà observer avant la pandémie d’importants développements dans l’éducation en ligne – le COVID-19 a ensuite accéléré le rythme d’adoption de ces offres. D’autre part, il faut bien garder à l’esprit que les développements de l’éducation en ligne n’en sont encore qu’à leurs débuts – avec 5% du total des dépenses consacrées à ce thème, il s’agit d’un domaine qui est encore très «early stage» comme on dit dans le capital-risque. C’est pourquoi, je pense que cette thématique restera encore très pertinente au moins pour les 5 à 10 prochaines années.

«Beaucoup d’entreprises, par exemple celles de la ‘tech’, mettent moins l’accent sur le diplôme de leurs employés que sur des compétences plus spécifiques.»
Si l’on regarde la répartition géographique des actifs qui composent votre fonds consacré à l’Edutainment, les Etats-Unis restent extrêmement dominants avec une part totale de 37,7%. En Europe, seul le Royaume-Uni, avec une part de 7,1%, apparaît dans le top 5, derrière le Japon (22,7%) et avant l’Australie avec 6,7%. L’essor des technologies liées à l’éducation est-il avant tout un phénomène anglo-saxon?

Il y a plusieurs facteurs d’explication à cette situation. Aux Etats-Unis, les développements de l’éducation en ligne et des technologies liées à ce domaine ont été beaucoup favorisés, premièrement, en raison de la focalisation placée sur les coûts de la formation, en particulier dans les universités. Les «tuition fees», comme on les appelle, sont souvent extrêmement élevés dans les universités et elles obligent souvent les étudiantes et étudiants à contracter des emprunts très élevés qui doivent être ensuite remboursés par les personnes qui ont étudié.

Un deuxième facteur d’explication tient au fait que beaucoup d’entreprises, par exemple celles de la «tech», mettent moins l’accent sur le diplôme de leurs employés ou candidats à un poste que sur des compétences plus spécifiques. Un ingénieur qui travaille chez Google, par exemple, ne va vraiment utiliser peut-être que 10% de ce qu’il a appris pendant sa formation. En revanche, il aura besoin de maîtriser entièrement certains langages de programmation ou une technique en lien avec sa fonction. Au lieu de faire quatre années de formation, certaines personnes préfèrent aller directement dans un «Bootcamp» d’une durée de trois à six mois, ce qui leur revient moins cher et qui leur permet d’être entièrement au point sur certaines techniques. Certaines entreprises IT préfèrent aujourd’hui sélectionner du personnel, leur payer une formation rapide et les engager à l’issue de celle-ci.

«Le grand problème des MOOC proposés par les universités est le faible pourcentage des gens qui complètent ces programmes – cette proportion n’atteint souvent qu’à peine 10%.»

Un troisième facteur d’explication à l’essor de l’EdTech concerne l’accès à la formation, en particulier s’agissant des pays émergents. En Chine, il peut arriver qu’il y ait des classes nombreuses avec cinquante ou cent enfants. En Inde, beaucoup d’étudiants bénéficient d’une bonne formation, mais de moyens souvent trop limités. Des années de sous-investissements de la part de plusieurs gouvernements expliquent en partie ces situations. C’est du reste pourquoi la plupart des sociétés figurant dans notre univers contribuent à fournir des solutions à la réalisation de certains objectifs de développements durables (ODD) de l’ONU, en particulier ceux figurant dans l’objectif n°4 sur la qualité et l’accès à l’éducation.

Comment observez-vous le développement d’offres en ligne de cours tels que les MOOC proposés gratuitement par les universités occidentales, y compris en Suisse: s’agit-il d’une concurrence pour les sociétés actives dans l’EdTech - ou d’une offre complémentaire?

Les offres ou services proposés par les sociétés actives dans l’Edutainment deviennent souvent complémentaires aux offres gratuites de cours en ligne proposées par des universités. Une société comme Coursera ne développe que rarement elle-même le contenu des cours mais elle fournit une plateforme en ligne pour dispenser le cours et peut également proposer des solutions qui permettent d’obtenir des certifications, voire même des diplômes pour les connaissances acquises dans ce cadre. Le grand problème des MOOC proposés par les universités est le faible pourcentage des gens qui complètent ces programmes – cette proportion n’atteint souvent qu’à peine 10%. Quand les gens paient pour obtenir une certification, cette part augmente significativement.

«Certaines entreprises misent sur l’Edutainment comme une façon de conserver leur personnel.»

Une société comme Docebo propose un environnement d’apprentissage (learning suite) qui permet à toutes sortes d’entreprises de créer et gérer des contenus sans devoir s’occuper elles-mêmes de l’aspect technologique. Les plateformes d’apprentissage en ligne de l’entreprise 2U sont, elles, utilisées par les meilleures universités du monde.

Edutainment est une combinaison des mots anglais «education» et «entertainment». Quelle est au juste l’aspect ludique dans les solutions et outils de formation proposés par les différentes start-up actives dans ce secteur?

Si vous prenez l’exemple de Duolingo, l’approche des applications pour l’apprentissage de la langue qui sont proposées par la société consiste à combiner des aspects de jeu et de formation. On observe aussi que certaines entreprises misent sur l’Edutainment comme une façon de conserver leur personnel – par exemple, afin de leur proposer des cours de formation continue sous une forme plus attrayante que de lire un classeur d’une centaine de pages.

En fin de compte, les solutions proposées par ces diverses sociétés actives dans l’EdTech et l’Edutainment sont-elles appropriées avant tout pour acquérir des compétences spécifiques en matière de formation continue, comme des langues ou des langages de programmation, ou peuvent-elles aussi être adéquates pour acquérir des formations de base?

Il y a bien sûr différentes façons de concevoir l’éducation: d’un côté, il y a l’approche traditionnelle comme celle de faire des études dans les EPF ou les universités pour obtenir un bachelor ou un master. De l’autre, il y a aujourd’hui toutes sortes d’alternatives qui se mettent en place, notamment en raison des offres en ligne toujours plus nombreuses, et qui consistent à proposer des séries de plus petits diplômes. Les deux approches sont possibles mais j’observe que le premier modèle, privilégié autrefois, commence peu à peu à se fissurer.

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