Les infrastructures devraient profiter d’énormes investissements en Europe si le continent entend améliorer ses perspectives économiques. Le financement par la dette et les fonds propres suivront logiquement une trajectoire ascendante pour répondre à ces besoins. Jean-Francis Dusch, CEO de BRIDGE, la plate-forme de dette d’infrastructures d’Edmond de Rothschild, travaille dans le secteur des infrastructures depuis plus de 30 ans. Après des débuts chez Bouygues Construction dans le département d’ingénierie financière, puis chez UBS et Citigroup, Edmond de Rothschild lui a demandé en 2004 de contribuer au développement une activité de conseil en financement de projets d’infrastructure au sein du groupe. «En 2011, nous nous sommes retrouvés en tête des classements mondiaux notamment dans le conseil aux projets de PPP tant pour le compte de consortium privés que pour la personne publique», déclare-t-il à Allnews.
Après discussion avec la CEO du groupe, Ariane de Rothschild, la décision a été prise de développer une activité de gestion de dette d’infrastructure en s’appuyant sur les activités d’asset management du groupe avec de fortes ambitions. La plateforme d’investissement BRIDGE (Benjamin de Rothschild Infrastructure Debt Generation) voit ainsi le jour en 2014. Dès l’été 2014, l’équipe dirigée par Jean-Francis Dusch réalise un premier bouclage de 400 millions d’euros, porté ensuite à 600 millions pour le premier Vintage. Après 10 ans d’activité, BRIDGE gère aujourd’hui plus de 6 milliards d’euros de fonds levés auprès d’investisseurs tiers, essentiellement institutionnels. C’est donc une activité phare du groupe, qui s’est hissée au 4e rang des gérants de dette d’infrastructure au niveau européen, et est entré dans le Top 10 mondial. L’équipe de BRIDGE comprend actuellement 15 personnes sur la partie investissements, principalement à Londres, avec 3 personnes à Genève. Jean-Francis Dusch, son CIO répond aux questions d’Allnews:
«Après 10 ans d’activité, BRIDGE gère aujourd’hui plus de 6 milliards d’euros de fonds levés auprès d’investisseurs tiers, essentiellement institutionnels».
Quelle est la performance de vos investissements dans la dette d’infrastructures?
La dette d’infrastructure fait partie de la classe d’actifs des placements en dette privée/actifs réels. Chez BRIDGE nous proposons trois types de stratégies. Une stratégie de dette senior, en euros, dont le rendement peut atteindre 5,5 à 6%. Les spreads de crédits s’élèvent à 250 points de base, ce qui est élevé pour de la dette senior. Une stratégie de dette junior dite «yield plus» qui offre des rendements entre 8 et 9%, soit des spreads de crédit d’au moins 550 points de base. Une troisième stratégie dite «yield plus growth» a été lancée pour soutenir la croissance de sociétés dans la transformation numérique et la transition énergétique, avec des rendements de 10 à 12%.
Investissez-vous aussi en Suisse dans la dette d’infrastructures?
Nous analysons diverses opportunités, y compris en Suisse. Nous disposons par exemple d’investissements pan-européens susceptibles de couvrir ce pays.. Comme nous disposons d’une solide base d’investisseurs dans le pays, il est logique que nous leur présentions des investissements en devises locales. C’est une opportunité supplémentaire.
Pourquoi vous êtes-vous positionnés dans la transition énergétique et moins dans la mobilité, l’éducation, le social?
Lorsque nous avons lancé la plateforme BRIDGE, la philosophie consistait à investir dans tous les secteurs d’infrastructures. Nous voulions aussi être un arrangeur de la dette, un comportement de pionnier dans ce domaine, et nous affranchir de l’intermédiation bancaire pour protéger au mieux les intérêts de nos investisseurs et être totalement en ligne avec les mandats qu’ils nous confient.
Nos trois stratégies comprennent du financement de projets, du refinancement, des financements d’acquisitions et l’extension de financements, à travers lesquels nous augmentons les montants d’investissements dans des sociétés en croissance accélérée.
En 2012, à l’émergence de la dette d’infrastructures, nous avions voulu embrasser tous les secteurs d’infrastructures. Nous avons aussi compris qu’il fallait intégrer le numérique, donc la fibre optique, les centres de données, les services publics (traitement d’eaux, déchets, réseaux de chaleur, stockage de ressources naturelles), et l’énergie, notamment le renouvelable, ainsi que les services publics aux côtés des plus traditionnels secteurs des transports et infrastructures sociales.
Très tôt nous avons compris que la transition énergétique existait déjà, non seulement au travers des énergies renouvelables et leurs dérivés (transmission, battery storage cogénération – que nous appelons depuis 2018 – la seconde génération de la Transition Energétique)), mais aussi qu’elle couvrait la décarbonation des services publics pour les faire transiter vers des modèles non dépendants de fuels fossile.
Les infrastructures digitales contribuent elles-mêmes à l’impact, comme on l’a vu durant la pandémie avec les diagnostics médicaux et l’éducation. La mobilité verte est un élément clef du développement des nouvelles infrastructures de transport. Et nous sourçons beaucoup d’infrastructures sociales avec efficiences énergétiques.
Nous avons été les premiers en 2019 à nous associer à un fonds d’infrastructure pour financer les premier réseaux de point de charge. Dans les infrastructures sociales, des hôpitaux aux écoles, nous pouvons financer, comme nous l’avons fait en Scandinavie, des bâtiments modulaires, l’expansion et l’optimisation d’hôpitaux, notamment en utilisant des matériaux durables, et des techniques destinées à optimiser l’empreinte carbone.
Nous sommes donc totalement engagés dans la transition énergétique, à travers tous les secteurs.
L’Europe a besoin de lourds investissements en infrastructures pour améliorer sa productivité et ses perspectives. Pourtant les placements en infrastructures demeurent modestes. En Suisse, il s’agit de 1,7% des actifs des caisses de pension, même si c’est huit fois plus en dix ans. Pourquoi le développement n’est-il pas plus rapide?
Les statistiques suisses ne semblent pas forcément représentatives. Par ailleurs ces 2% peuvent représenter des montants significatifs.
En Suisse, nous avons quelques mandats avec des caisses de pension et des assureurs qui pèsent plusieurs centaines de millions de francs. Globalement, l’appétit semble grandir, notamment sur le volet dette d’infrastructure. Aujourd'hui, nous assistons à un processus de rééquilibrage au profit de la dette parce qu’elle offre des rendements attractifs prévisibles relativement au risque. Les allocations augmentent également et de plus en plus d’institutionnels s’intéressent à la dette d’infrastructures.
«Les investisseurs observent que nous sommes capables de créer un peu plus de spread de crédit sans prendre de risque supplémentaire parce que nous avons accès à des investissements propriétaires».
Les besoins sont effectivement immenses. En Europe, pour la transition énergétique ils doivent atteindre 700 à 1000 milliards d’euros par an si l’on entend satisfaire les objectifs par exemple de l’initiative EU for 55 qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55% d’ici 2030, qui est demain. La liquidité institutionnelle est clef pour les réalisations d’importants projets. Il appartient aussi aux gérants d’actifs de convaincre de nouveaux clients.
Le cadre réglementaire soutient le développement des infrastructures. La réglementation SFDR constitue une incitation à placer les fonds dans les articles 8 ou 9, sur lesquels les aspects ESG et impact sont clairs. Mais nous n’avons pas attendu SFDR pour intégrer l’investissement d’impact et environnemental ou les objectifs de développement durable des Nations Unies (ODD) ou encore mesurer l’impact de nos investissements (du type émissions de CO2 évitées, alignement avec les objectifs de réduction du réchauffement climatique).
Est-ce que la nouvelle réglementation ELTIF augmentera les investissements privés dans les infrastructures? Lancerez-vous des fonds avec ce nouveau format ELTIF?
Nous analysons ces développements. Le format ELTIF est sans doute une opportunité.
Est-ce que vous participerez aux projets d’énergie nucléaire, un secteur en phase de relance?
Jusqu’ici nous avons des critères d’exclusion clairs sur le charbon et le nucléaire, mais nous discutons en permanence avec nos clients et l’évolution de la taxonomie. Des développements sont en cours dans le nucléaire, au Japon, qui portent sur de nouveaux types de centrales, plus petites et sans fission d’uranium. En fonction des pays et de leur interprétation de la taxonomie, des choix évoluent rapidement.
Pour l’instant, les centrales nucléaires représentent des investissements de dizaines de milliards. Il n’y a pas encore d’exemple de vrai financement de projet dans le nucléaire.
Vous participez au financement d’une centrale de stockage de batteries à Deux-Acrens en Belgique. Quel est le modèle d’affaires?
Nous souhaitions dans une certaine mesure prendre la tangente des méga-factories. L’idée, à Deux-Acrens, consiste à stocker l’énergie intermittente et à la ré-alimenter dans la grille comme un flot continu. L’Europe est en train d’accélérer la production d’énergie renouvelable et il faut assurer une transmission optimale vers l’usager.
Le principe répond à un cadre réglementaire que nous connaissons et une technologie que nous comprenons, ainsi qu’un financement qui prévoit des revenus prévisibles.
Quelle est la sensibilité de la dette d’infrastructure à la baisse des taux d’intérêt à court terme?
Le cycle de baisse des taux peut jouer en notre faveur. Lorsque les taux sont remontés, nous avons vu que la dette Corporate re-devenait très attractive et plus simple, au premier abord, à investir que la dette d’infrastructure. Mais la dette d’infrastructure et son cadre règlementaire favorable (Solvency- et la qualification de projets d’infrastructures favorisant un SCR bas; la Directive SFDR) supportent un fort appétit des institutionnels et nous profitons d’une bonne levée de fonds sur notre dernier Vintage. La baisse des taux pourrait favoriser l’appétit des investisseurs pour les fonds de dette d’infrastructures. Elle devrait aussi encourager le financement des infrastructures parce qu’avec un coût du financement moindre.
Les Etats souffrent de déficits budgétaires élevés. Est-ce que l’incertitude sur les budgets, comme en France, pénalise la dette d’infrastructures?
Les crises se sont succédées ces 30 dernières années mais les gouvernements ont toujours continué d’assurer le développement des infrastructures. Ce risque ne doit pas être ignoré, mais il est possible de l’encadrer dans une certaine mesure dans la façon dont nous dimensionnons la dette qui sous-tend le projet, en intégrant dans nos analyses de cas dégradés, des hypothèses macroéconomique ou réglementaires défavorables. Le covid a aussi créé de la tension sur certains aspects, mais notre capacité à structurer la dette de façon conservatrice nous a servi dans nos 135 investissements.
Quel a été le bilan de vos 135 investissements? Est-ce que la disparité des rendements est forte?
Non. Nous travaillons avec trois stratégies mais avec la même discipline de «Pricing». Nous travaillons dans une bande de spreads assez homogène. Dans la dette Senior, nous réalisons 250 points de base en moyenne. Les investisseurs observent que nous sommes capables de créer un peu plus de spread de crédit sans prendre de risque supplémentaire parce que nous avons accès à des investissements propriétaires.
Quels facteurs déterminent le choix de l’investisseur en dette d’infrastructures?
Beaucoup de facteurs interviennent dans ce choix. Pour obtenir un rendement attractif à long terme, il faut que l’on puisse encadrer par exemple les risques de refinancement. Un emprunteur peut, tous les 2 ou 3 ans, décider de refinancer son actif à de meilleures conditions. Un bon gestionnaire d’actifs doit être capable d’encadrer ce risque.
La capacité de ne pas subir d’accident de crédit matériel ou d’être capable de le gérer pour sans générer un évènement de défaut et une perte de capital, est un autre facteur clé dans la décision de l’investisseur. Tout comme le sont la qualité de et stabilité l’équipe. En cas de tension sur un projet, nous sommes capables de discuter avec les détenteurs de fonds propres et de mettre en place une solution qui assure la pérennité du projet.
Enfin, nous connaissons très bien la transition énergétique et cela suppose la capacité de sélectionner les actifs, d’intégrer les mesures d’impact, l’incitation à développer des solutions d’impact, et fournir des données aux investisseurs qu’ils peuvent exploiter eux-mêmes.