Internet risque de devenir inhabitable bien avant notre planète

Jacques-Aurélien Marcireau, Edmond de Rothschild Asset Management

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Investir quelques milliards dans la protection des démocraties et la confiance envers le web restera pâle en comparaison des montants actuellement dédiés à l’IA, mais nécessaire.

L’irruption sur la scène mondiale de l’IA générative est un bouleversement majeur sur de nombreux fronts. Si les questions liées au marché du travail tout comme celles concernant l’empreinte environnementale sont pertinentes, il ne faut pas oublier celle de l’impact de ces technologies sur notre capacité à «habiter internet» en tant qu’humains. C’est d’autant plus pertinent qu’aujourd’hui, un adulte aux Etats-Unis passe en moyenne 7 heures par jour devant un écran, le plus souvent connecté à internet.

Internet est-il en train de devenir inhabitable?

Deux tendances majeures laissent à penser qu’internet est en train de devenir un environnement davantage hostile pour les citoyens. L’une est géopolitique, l’autre est liée à l’essor de l’IA générative, la seconde venant renforcer la première.

Révélé pour la première fois lors des «printemps arabes» en 2010, internet est devenu un champ de bataille d’influence. Le réseau est ainsi considéré par les régimes autocratiques comme le talon d’Achille des démocraties puisque, par principe, ces dernières ne peuvent diriger le débat public. Des doctrines bien documentées existent, visant à semer la discorde, désorganiser, orienter l’opinion publique, en utilisant tous les mécanismes de micro-ciblages et de personnalisation rendus possibles par la technologie.

La proportion d'Américains qui déclarent aimer documenter leur vie en ligne est passée de 40% à 28% depuis 2020.

L’IA générative vient créer un malaise supplémentaire, la qualité de la technologie rendant désormais quasi-impossible la distinction entre une interaction humaine ou non, que ce soit une conversation écrite, une image, une vidéo et très bientôt une discussion de vive voix. Dans ce contexte, le citoyen, même averti, se retrouve dans une situation de vulnérabilité extrême.

Premier signe visible de ce malaise, la forte baisse de l’activité des utilisateurs sur les grandes plateformes ouvertes. Ils basculent du statut d’acteur à celui de spectateur dans une volonté consciente/inconsciente de moins s’exposer. «De fait, les gens publient moins. La proportion d'Américains qui déclarent aimer documenter leur vie en ligne est passée de 40% à 28% depuis 2020. Les débats se déplacent vers des plateformes fermées, telles que WhatsApp et Telegram. Sur l'ensemble des médias sociaux, seuls 19% des adultes partagent des articles d'actualité chaque semaine, contre 26% en 20181». A contrario, les espaces fermés prospèrent sur une notion de cercle rapproché.

Les géants de la Tech feront face à un nouveau dilemme et à une nouvelle pression réglementaire

Face à cette double tendance, les géants de la tech se retrouvent dans une position paradoxale: la neutralité des plateformes – qui servait d’immunité quant à la responsabilité sur le contenu - se heurte à la pollution croissante de ces dernières. Ne pas réguler, c’est prendre un risque sur l’engagement et la pérennité de la plateforme. Intervenir, c’est acter une hégémonie et un statut de «gatekeeper»2 avec la responsabilité qui va avec.

Le fait que les géants de la tech sont les seuls dotés des capacités techniques et des données pour protéger les utilisateurs sera sans doute la clé dans la résolution de cette contradiction. Si ces grandes entreprises se rappellent leurs «mantras» initiaux (do not evil, connect «people»3), cela ne devrait pas poser de problème.

Investir quelques milliards dans la protection des démocraties et la confiance dans internet, cela restera pâle en comparaison des montants actuellement dédiés à l’IA mais nécessaire. Les plateformes sont les grandes bénéficiaires d’un internet ouvert et globalisé, il serait normal qu’elles prennent part à sa défense.

Jusqu’à présent les investisseurs n’ont jamais intégré de décote liée à la réglementation pour les Big tech. Entre multiplication des enquêtes, amendes et pollution croissante de l’espace numérique, cela pourrait changer.

 


1 Source: Gartner https://www.economist.com/briefing/2024/02/01/as-facebook-turns-20-politics-is-out-impersonal-video-feeds-are-in
2 «Gatekeeper»: gardien
3 «Don't be evil»: ancien slogan informel de Google. Le sixième point du décalogue philosophique de Google stipulait: «Il est possible de gagner de l'argent sans vendre son âme au diable». En matière de culture d'entreprise, cette devise est devenue le pilier identitaire central de Google.

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