Il est encore trop tôt pour que la BCE envisage de baisser ses taux

Yves Hulmann

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Anton Brender et Florence Pisani, économistes chez Candriam, observent que les salaires progressent encore rapidement dans la zone euro.

L’économie américaine sera-t-elle capable de réaliser un atterrissage en douceur en 2024? Quelle sera la croissance dans la zone euro l’an prochain et, plus généralement, faut-il s’attendre à une poursuite du recul de l’inflation aux niveaux souhaités par les banques centrales? Entretien sur les perspectives économiques pour 2024 avec Anton Brender (A.B.), chef économiste, et Florence Pisani (F.P.), directrice de la recherche économique chez Candriam à l’occasion d’une présentation effectuée à Genève fin novembre.

Au sujet des Etats-Unis, vous estimez que l’économie américaine n’a pas besoin de connaître une récession l’an prochain pour que l’inflation recule à des niveaux jugés suffisants. Les chiffres publiés mercredi concernant la croissance du PIB américain, qui s’est élevée à 5,2% au troisième trimestre en rythme annuel, soit davantage que l’estimation initiale de 4,9%, ne vont-ils pas à l’encontre d’un scénario d’atterrissage en douceur l’an prochain aux Etats-Unis?

A.B.: La révision est marginale, ce qui est sûr est que la croissance américaine a été étonnamment forte depuis un an. Après avoir ralenti, la demande intérieure a nettement rebondi. L’important est que, dans le même temps, les pressions sur les prix à la consommation ont continué de se réduire et les salaires de décélérer. Cela est le reflet de la disparition progressive des tensions liées à la pandémie mais aussi d’une croissance plus forte qu’attendu de la main d’œuvre disponible.

Pour que cette baisse de l’inflation se poursuive, il faut toutefois maintenant que les salaires continuent de décélérer. Pour y parvenir et ramener l’inflation plus près de 2%, un taux de chômage proche de 4,5% nous semble nécessaire (ndlr: situé à 3,9% en octobre, contre 3,4% en janvier). Sauf à parier sur une croissance encore plus élevée de la population active, un ralentissement de l’activité est nécessaire pour détendre un peu le marché du travail… mais pas une récession!

«Pour ramener l’inflation plus près de 2% aux Etats-Unis, un taux de chômage proche de 4,5% nous semble nécessaire.»
Les derniers chiffres publiés jeudi aux Etats-Unis vont dans le sens d’un ralentissement de l’inflation. L’inflation, calculée d’après l’indice PCE, a continué à ralentir en octobre, tombant à 3,0% en rythme annuel, contre 3,4% en septembre. Ce recul est-il cependant suffisant pour que la Fed puisse déjà envisager une baisse de ses taux directeur en 2024?

A.B.: Ce que l’on peut déjà dire en tout cas est que la Réserve fédérale américaine n’a, à ce stade, pas besoin de freiner davantage l’économie en remontant encore ses taux directeurs. La hausse du taux de chômage est engagée, l’investissement résidentiel ralentit et la politique du gouvernement va moins soutenir l’activité. Il y a suffisamment de facteur de freinage actuellement pour ne pas chercher à refroidir davantage la machine.

Quant à savoir à partir de quand la Fed va commencer à baisser ses taux, il est difficile d’être précis. La Fed fera preuve de prudence et n’abaissera ses taux que lorsqu’il y aura des signes clairs de ralentissement. Il faut en particulier que les créations d’emplois passent durablement en dessous du seuil des 100'000 par mois (ndlr: 150'000 en octobre).

Indépendamment de l’ajustement des taux directeurs effectué par la Fed, quelles sont vos attentes concernant l’évolution des taux aux Etats-Unis pour les prochains mois?

A.B.: Depuis la fin du mois d’octobre, les taux longs baissent. Après avoir frôlé les 5% vers la mi-octobre, les taux des obligations du Trésor à 10 ans sont déjà redescendus à près de 4,3% fin novembre et le seuil des 4% sera certainement franchi au cours des prochains mois. La Fed ne baissera toutefois ses taux que dans un deuxième temps (ndlr: situés entre 5,25 et 5,5% depuis juillet dernier), lorsqu’elle aura eu suffisamment de chiffres confirmant la décélération de l’inflation.

Les discussions au sujet de l’endettement aux Etats-Unis ressurgissent à intervalles réguliers. Quelle est la dette maximale soutenable aux Etats-Unis?

A.B.: Aux Etats-Unis, il n’y a pas de règles budgétaires analogues à celles de la zone euro, seulement un plafond de la dette que le Congrès doit régulièrement relever… au prix parfois de débats houleux! S’inquiéter aujourd’hui de la soutenabilité de la dette américaine est toutefois prématuré.

«La France bénéficie d’une croissance nominale plutôt favorable par rapport au coût de son endettement qui ne monte que lentement.»
Et qu’en est-il dans la zone euro?

F.P.: On ne peut uniquement regarder le niveau de la dette publique par rapport au PIB d’un pays et définir un seuil à ne pas dépasser. En Europe, on s’est imposé des limites rapportées au PIB de 3% pour le déficit et de 60% pour la publique. Beaucoup de pays en sont aujourd’hui très loin. Ce qui nous semble compter davantage aujourd’hui, ce sont moins ces limites que la capacité des gouvernements à piloter leur endettement et donc à gérer leurs déficits. Ils doivent pouvoir réduire progressivement leurs déficits lorsque le niveau des taux monte et ajuster le rythme de resserrement à l’évolution de la conjoncture: si la croissance est forte, les gouvernements peuvent rééquilibrer plus rapidement (en baissant les dépenses ou en montant les impôts); si l’activité est déprimée au contraire, les taux sont normalement bas et les gouvernements n’ont pas de raison de se précipiter pour réduire leurs déficits. En outre, la zone euro est confrontée à un problème de coordination: si tous les pays rééquilibrent leur budget en même temps, cela peut poser problème.

Ne faut-il néanmoins pas s’inquiéter des niveaux d’endettement observés en France (112% de dette publique par rapport au PIB en 2022) et en Italie (142%)?

En Italie, même si l’endettement est élevé par rapport au PIB, les gouvernements successifs sont malgré tout parvenus à dégager des excédents primaires (ndlr: le solde budgétaire hors charge d’intérêts) pendant plusieurs années. En outre, le pays a bénéficié d’importants transferts européens dans le cadre du plan Next Generation EU, mis en place pendant la pandémie. Ces transferts ont contribué à renforcer les dépenses d’investissement, ce qui pourrait permettre à terme, si l’effort est poursuivi, une amélioration de la compétitivité du pays.

La France, elle, a toujours un déficit important et le rééquilibrage envisagé est lent. Mais elle bénéficie d’une croissance nominale plutôt favorable par rapport au coût de son endettement qui ne monte que lentement. Là encore la vraie question est moins le poids élevé de la dette rapportée au PIB, mais plutôt la capacité du gouvernement à gérer son déficit pour rester sur une trajectoire d’endettement soutenable. Les tensions sociales observées au moment de la réforme des retraites montrent que cette capacité pourrait un jour être mise en doute…

Dans la zone euro, le renchérissement s’est affaibli le mois dernier. Comme l’a indiqué Eurostat jeudi, le taux d’inflation est tombé à 2,4% en rythme annuel en novembre (2,9% en octobre), soit un niveau inférieur à ce qui était anticipé par les analystes de Bloomberg et Factset qui tablaient sur un recul à 2,7%. Cette diminution de l’inflation est-elle suffisante pour que la BCE puisse déjà envisager une baisse de ses taux directeurs au cours de 2024?

F.P.: Cette baisse de l’inflation est une bonne nouvelle. Elle s’explique notamment par la poursuite de la détente des tensions sur les chaînes de production: sur les trois derniers mois, les prix des biens hors énergie ont baissé de 3% en rythme annuel alors qu’en début d’année ils montaient encore de plus de 6%. La hausse des prix alimentaires continue, elle, de ralentir.

Mais il est encore trop tôt pour que la BCE envisage de baisser ses taux: à 4% sur les douze derniers mois, l’inflation dans les services reste toujours nettement supérieure à son rythme d’avant la pandémie (ndlr: un peu inférieure à 2%) et les salaires progressent encore rapidement. Le marché du travail est tendu: le taux de chômage n’a jamais été aussi bas dans la zone euro et les entreprises ont toujours des difficultés à recruter. Sauf dégradation brutale de la conjoncture, la BCE a donc toutes raisons de garder ses taux élevés pendant encore plusieurs mois… mais si les tendances actuellement observées se poursuivent elle les baissera sûrement avant fin 2024!

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