Eviter les pièges du «home bias»

Yves Hulmann

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Pour Matthieu Mougeot de Mercer, une allocation stratégique d’actifs pérenne passe par une large diversification de facteurs de risque et de rendement.

Société de conseil active dans différents domaines, Mercer conseille aussi de nombreuses institutions de prévoyance en matière d’investissements. A quoi faut-il être particulièrement attentif dans l’environnement de marché actuel et comment les caisses de pension peuvent-elles davantage diversifier leurs placements? Entretien avec Matthieu Mougeot, leader pour les solutions d’investissement de Mercer en Suisse.

Mercer conseille, entre autres, de nombreuses institutions de prévoyance en matière d’investissements. Après un an de hausse continue des marchés d’actions et compte tenu de la remontée récente des taux d’intérêt à long terme, quelles recommandations adresseriez-vous à une institution de prévoyance en matière d’allocation d’actifs? 

De manière générale, l’allocation stratégique est définie en fonction des objectifs de rendement visés par une institution de prévoyance et de sa capacité de risques. Il n’existe ainsi pas une allocation d’actifs standard adaptée à tous les profils. Dans l’ensemble, dans une perspective à long terme, les actions restent parmi les classes d’actifs les plus attrayantes.

«L’important est de comprendre où les risques
se situent et comment ils peuvent être diversifiés.»
Au printemps 2020, des mouvements spectaculaires ont eu lieu sur les marchés d’actions en l’espace de deux à trois semaines. A quelle fréquence les caisses de pension devraient-elles procéder au rebalancement de leurs portefeuilles?

Bien entendu, quand les principaux indices actions chutent de 30% en l’espace de deux à trois semaines, comme cela s’est produit en mars 2020, la question se pose immédiatement de savoir s’il faut rééquilibrer le portefeuille. On peut le faire de manière opportuniste - ou en fonction d’un calendrier défini d’avance, au début de chaque trimestre par exemple. Parfois, un rebalancement est aussi effectué dans le but de revenir à l’allocation stratégique cible, par exemple quand les marchés d’actions ont fortement progressé, conduisant à une part excessive en actions dans le portefeuille, ou s’ils ont au contraire beaucoup corrigé à la baisse. Au-delà des seuls aspects liés à la valorisation des marchés, il y a aussi des questions qui se posent en matière d’organisation, cela a notamment été le cas durant les phases de confinement. Une caisse de pension est-elle capable de fonctionner en mode de télétravail? Son personnel a-t-il la capacité de passer des ordres de placement adéquats?

Sur le long terme, l’important est de maintenir une bonne discipline d’investissement, et de réévaluer les portefeuilles de placement à intervalles réguliers. Dans certains cas, mieux vaut recommencer à acheter même si l’on n’est pas encore sûr que la baisse est finie. Au sortir de la crise de 2008, beaucoup d’investisseurs ont tardé à revenir sur les marchés, parfois aussi en raison de questions d’organisations car il fallait attendre le feu vert de tel ou tel comité d’investissement ou conseil de fondation.

La remontée graduelle des taux d’intérêt est au centre de l’attention. Qu’est-ce que cela implique pour le repositionnement de la partie obligataire, qui représente toujours une part importante du portefeuille de nombreuses caisses de pension en Suisse?

La remontée des taux d’intérêt, même s’ils restent encore à des niveaux historiquement bas, aura de nombreuses implications. Au cours des 20 dernières années, les obligations avaient la plupart du temps aussi contribué à la performance réalisée par les caisses de pension. Or, dans l’environnement actuel de taux très bas ou négatifs, il faut se poser la question de savoir si le rendement réel attendu est proportionnel au risque pris.

Comment y remédier?

Pour obtenir de meilleurs rendements dans la partie obligataire, il y a deux façons principales de procéder. Soit on augmente la duration des placements, soit on descend dans la qualité des notations. L’investisseur peut également envisager une diversification internationale ou dans la dette privée. Mais, dans tous les cas, on prend davantage de risques. Si on augmente la duration et que les taux d’intérêt remontent ensuite, le risque est massif pour la performance des portefeuilles. Et si l’on descend dans la qualité de notation, en allant en-dessous de la note «investment grade», alors on encourt aussi davantage de risques en termes de défauts. La diversification au sein même de la poche obligataire et une analyse rigoureuse de risques sont essentiels.

«Dans la pratique, on observe souvent que beaucoup de caisses de pension
sont encore loin d’atteindre le seuil de 15% de placements alternatifs.»
Mercer insiste souvent sur la nécessité de diversifier davantage les portefeuilles. Quelles sont les alternatives aux actions et aux obligations?

Traditionnellement, l’allocation d’actifs des caisses de pension en Suisse se répartissait – en moyenne - de la manière suivante: un tiers d’obligations, un tiers d’actions, entre 20 et 25% d’immobilier, le reste étant alloué à différents autres placements, dont notamment les liquidités, les hypothèques et les placements alternatifs. Nous sommes convaincus qu’une allocation stratégique d’actif pérenne doit se baser sur une large diversification de facteurs de risque et de rendement. L’important est de comprendre où les risques se situent et comment ils peuvent être diversifiés. Par exemple, si suite à un regain d’inflation les taux remontaient rapidement, il faut être conscient que les obligations – censées être sûres – pourraient être impactées négativement à court terme. En revanche, d’autres classes d’actifs pourraient bénéficier d’un tel scénario. Il faut toujours être prêt à réagir en fonction de différents scénarios et établir un portefeuille suffisamment diversifié.

Les institutions de prévoyance sont toutefois aussi soumises à d’importantes contraintes réglementaires. Elles ne peuvent pas simplement remplacer les obligations par des placements alternatifs, par exemple.

L’OPP place effectivement une limite à 15% pour les placements alternatifs hors actions et obligations. En incluant à la fois les hedge funds, le private equity, les senior loans, la dette privée ou d’autres instruments tels que les insurance linked securities, on arrive assez rapidement à cette limite de 15%. Une caisse de pension peut déroger à cette règle à condition d’obtenir l’approbation du conseil de fondation. A noter aussi que les infrastructures ne sont dorénavant pas incluses dans ces 15% - sous certaines conditions. Toutefois, dans la pratique, on observe souvent que beaucoup de caisses de pension sont encore loin d’atteindre ce seuil de 15%. L’enjeu pour nous est de rendre les investisseurs attentifs aux possibilités existantes dans le domaine des placements alternatifs, d’être en mesure d’évaluer leur contribution en termes de risque/rendement au niveau du portefeuille.

Est-il possible pour une caisse de pension d’améliorer le profil risque / rendement de son portefeuille en diversifiant davantage ses placements sans augmenter aussi les coûts de gestion? Toutes les caisses de pension de disposent pas des ressources nécessaires en la matière.

On peut établir un parallèle avec la construction d’une maison. Bien sûr, il est possible de faire soi-même les plans, d’engager les artisans pour chaque partie des travaux et de surveiller soi-même l’avancement de la construction. Ou alors, on peut déléguer ce travail à des spécialistes. Une grande caisse de pension dispose en général de spécialistes internes dédiés aux investissements. Une petite ou moyenne caisse de pension, elle, peut s’associer à un prestataire spécialisé pour décider ce qu’elle va investir dans le private equity ou les infrastructures, par exemple. Ou alors, elle peut recourir aux services de professionnels, à l’exemple de Mercer, à qui elle déléguera l’ensemble de la gestion d’une partie de ses actifs. Ces professionnels apportent non seulement leur expertise technique mais également leur capacité à négocier les meilleures conditions tarifaires avec les prestataires externes.

«Un investisseur suisse qui achète surtout des actions helvétiques aura manqué
la performance réalisée par les GAFA, tout comme l’essor de la Chine.»
On reproche parfois aux investisseurs suisses d’être trop centrés sur les actifs domestiques, qu’il s’agisse d’actions, d’obligations ou d’immobilier. En même temps, la force du franc - face au dollar notamment - a souvent profité ces dernières années aux investisseurs qui misent sur les actifs helvétiques. Le «home bias» est-il forcément un problème?

En Suisse, le «home bias» est souvent important. Bien entendu, il y a certaines phases durant lesquelles il a aussi pu profiter aux investisseurs. Sur la durée, allouer une trop grande part de ses actifs au marché domestique pose deux questions. Premièrement, il y a le coût d’opportunité. Le marché suisse a, certes, ses qualités mais certains secteurs y sont sous-représentés – notamment celui de la technologie. Un investisseur suisse qui achète essentiellement des actions helvétiques aura manqué la performance réalisée par les technologies ou les GAFA, tout comme l’essor de la Chine. 

Deuxièmement, le marché suisse des actions a la particularité d’être extrêmement concentré autour d’une poignée de titres. Trois titres – Nestlé, Novartis, Roche – représentent environ la moitié de l’indice SMI. Et même en investissant via le SLI, la pharma reste largement surreprésentée par rapport à d’autres secteurs. C’est pourquoi nous recommandons la diversification la plus large possible.

Beaucoup de caisses de pension souhaiteraient mettre en place des politiques de placement qui tiennent davantage compte des critères de l’investissement durable. Combien de temps nécessite un tel processus de réorganisation et fournissez-vous aussi un accompagnement spécifique autour de cette thématique?

Oui. Mercer a même été un pionnier dans ce domaine en participant au début des années 2000 à l’établissement des principes PRI (Principes pour l’investissement responsable), tels qu’ils sont définis par les Nations Unies. Nous avons aussi une équipe de spécialistes dédiée à cette thématique qui analyse la politique de placement sur la base de ces critères. Mettre en œuvre une politique de placement intégrant les critères ESG est une question beaucoup plus complexe que ce que beaucoup de gens supposent. Il ne suffit pas d’exclure quelques titres de son univers d’investissement pour que le tour soit joué.

«Beaucoup de fonds se revendiquent ESG
sans l’être toujours véritablement.»

De même au niveau des secteurs, il ne s’agit pas – par exemple – d’exclure d’emblée toutes les entreprises actives dans les industries fossiles, car certaines d’entre elles font des efforts importants pour réduire leurs émissions de CO2 et peuvent contribuer positivement à la transition énergétique.

De plus, toutes les classes d’actifs n’ont pas les mêmes caractéristiques et ne sont pas soumises aux mêmes conditions. Par exemple, appliquer les critères ESG dans le domaine de l’immobilier nécessite une stratégie à beaucoup plus long terme que dans d’autres domaines. Il n’est pas possible de rénover un parc immobilier d’un seul coup et certaines rénovations n’ont parfois aussi qu’un impact environnemental limité.

Les avancées vous paraissent-elles suffisantes en Suisse dans ce domaine?

Je dirais qu’un véritable déclic a eu lieu en 2020 dans le domaine de l’investissement durable. Sur le plan réglementaire, la directive SFDR («Sustainable Finance Disclosure Regulation) de l’UE offre un cadre plus adéquat que par le passé. Il y a une réelle prise de conscience des investisseurs dans ce domaine. Le train est en marche. Pour autant, il ne faut pas oublier que cela prendra un certain temps pour que l’ensemble des portefeuilles soient adaptés aux critères de l’investissement durable.

Chez Mercer, nous mettons aussi des outils à disposition des investisseurs pour leur permettre d’évaluer si leur portefeuille de placement est durable ou non. Nous avons, notamment, développé un outil d’évaluation de l’impact climatique des portefeuilles, en fonction de différents scénarios.

L’accent est donc avant tout placé sur les aspects environnementaux?

Pas seulement. Certes, le climat a été placé sous les feux de la rampe au cours des dernières années. Depuis l’éclatement de la pandémie, les critères sociaux et de gouvernance ont aussi gagné en importance. Je dirais que les trois dimensions – environnementales, sociales et de gouvernance – sont en train de s’équilibrer. Une de nos tâches est de vérifier que ces trois dimensions soient prises en compte et les produits ou véhicules de placement présentés comme durables le soient effectivement. Beaucoup de fonds se revendiquent ESG sans l’être toujours véritablement. C’est pourquoi Mercer a mis sur pied son propre système d’évaluation, avec des notes allant de 1 à 4, dans ce domaine.

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