Dernier banquier privé de la place

Nicolette de Joncaire

4 minutes de lecture

«L’alignement d’intérêt avec nos clients reste l’un de nos fondements», affirment Grégoire et Evrard Bordier de Bordier & Cie.

Travailler en famille? «Difficile et merveilleux» répondent les frères Bordier, Grégoire et Evrard, associés de la banque éponyme. Le premier vit à Genève, le second à Singapour depuis 10 ans; les deux s’accordent à juger qu’ils ne changeraient pour rien au monde le cours de l’aventure commune car diriger une banque sur cinq générations n’est pas qu’affaire d’argent. Dernier banquier privé de la place dont les Associés sont indéfiniment responsables, Bordier & Cie a vécu de grands changements en 2020. Entretien avec Grégoire et Evrard Bordier.

Hors contexte général dont il sera question plus loin, l’année 2020 a été fertile en évènements pour la banque Bordier. Sa structure juridique a évolué en juin vers celle de société en commandite par actions (SCMA). Pourquoi ce changement? Et pourquoi ne pas avoir choisi la société anonyme comme l’ont fait d’autres banques de la place?

Grégoire Bordier: Historiquement les banquiers privés étaient indéfiniment responsables pour garantir l’alignement de leurs intérêts avec ceux de leurs clients. Ce principe reste l’un de nos fondements. Nous avons modernisé notre structure juridique tout en préservant cet engagement, ce qui explique le choix du statut de SCMA, à cheval entre société simple et société anonyme. Notez que nous ne sommes pas tout à fait les premiers à procéder ainsi: il y a une vingtaine d’années, la banque Reichmuth & Co de Lucerne a, elle-aussi, choisi cette formule. Rare en Suisse, cette forme juridique exige une gouvernance rigoureuse mais assure une certaine souplesse comptable – similaire à celle de la société anonyme – et permet de procéder plus aisément à des acquisitions, qui font partie de notre stratégie de développement. En outre, cette structure, est dotée d’un organe de contrôle et non d’un conseil d’administration; les Associés indéfiniment responsables jouent le rôle de Chairman et de CEO. En ce qui nous concerne, cette transition a donc eu lieu avant fin juin pour que la structure soit effective sur l’ensemble de l’année 2020.

2020 a été aussi l’année des changements au collège des associés que Michel Juvet a quitté en novembre. Continuera-t-il à jouer un rôle au sein de la banque?

GB: Michel Juvet n’est pas tout à fait parti… Il est désormais associé commanditaire et n’a cessé de suivre certains clients; nous continuons de nous appuyer sur son expertise quant aux marchés financiers. Il est parmi nous chaque semaine mais moins accaparé par les tâches journalières.  

Nous venons de mettre sur pied un club d’investisseurs
au sein duquel les Associés sont également investisseurs.
Vous aviez accueilli Christian Skaanild au collège en avril dernier. Venu de Capital Group, il représente un choix inattendu pour une banque privée genevoise. Son arrivée est-elle indicatrice de l’orientation qu’entend suivre votre banque?

GB: J’aimerai d’abord rappeler ici que nos recherches ont été menées tant à l’interne qu’à l’externe. Si, finalement, le choix a porté sur quelqu’un qui vient d’un environnement très différent du nôtre c’est effectivement parce que Christian Skaanild nous apporte beaucoup par sa connaissance des marchés privés, un domaine dont l’évolution très rapide s’impose au sein de la gestion de fortune. Ancien associé responsable du Private Equity sur les marchés émergents chez Capital Group, à 44 ans Christian Skaanild maitrise des compétences qui contribueront à assurer la pérennité de la banque et le passage à la génération suivante.

Quelle est la part du Private Equity dans vos portefeuilles?

GB: Cette activité qui couvre l’investissement dans des fonds de private equity et non une participation directe au capital d’entreprises, est encore modeste chez nous: de l’ordre d’une centaine de millions. Nous entendons tripler ce montant dans les prochaines années car, moins volatile que l’investissement dans les entreprises cotées, le private equity offre des rendements supérieurs qui attirent une nouvelle classe d’investisseurs dont les avoirs sont souvent importants. Grâce au savoir-faire de Christian Skaanild, rare parmi les associés de banque privée, nous offrirons à nos clients l’entrée dans des fonds ordinairement peu accessibles. Nous venons en outre de mettre sur pied un club d’investisseurs au sein duquel les Associés sont également investisseurs, illustrant ainsi notre philosophie selon laquelle nos intérêts et ceux de nos clients sont parfaitement alignés.

Comment s’intègre votre participation à Hermance Capital Partners dans ce nouveau contexte?

GB: Il s’agit de compétences différentes nous permettant d’élargir notre offre pour notre clientèle: alors que Hermance Capital Partners est spécialiste de la gestion de fonds de fonds, Christian Skaanild nous ouvre un accès dans des placements directs dans les fonds de private equity.

Vous vous êtes tournés parmi les premiers vers l’Asie. Quelles en sont les raisons?

Evrard Bordier: Nous sommes installés à Singapour depuis 10 ans. C’est un univers très compétitif avec plus de 200 banques et sociétés financières et une clientèle différente de celle que nous connaissons en Europe mais qui évolue désormais vers une approche moins transactionnelle et plus conservative – au sens de conservation du capital – qui ressemble à celle de la clientèle européenne. La croissance y est difficile, les marges faibles mais ne pas être présent en Asie sur les 25 prochaines années est inimaginable. En matière d’investissement, il faut savoir penser en générations et non en trimestres.

Il est indispensable d’élargir l’offre pour répondre à la demande
des clients en cryptomonnaies et autres cryptoactifs.
Récemment, une nouvelle équipe vous a rejoints à Zurich en provenance de Credit Suisse. Quel est sa mission?

EB: L’Asie est l’un des fers de lance de notre croissance et notre équipe compte déjà une quarantaine de personnes à Singapour. Avec l’arrivée de Victoria Wu et de Josef Stauber, nous avons créé à Zurich, un centre de compétences suisse pour l’Asie, très orienté vers la Chine, et dont objectif est d’enrichir les services de la banque privée traditionnelle.

Qu’en est-il des partenariats avec des banques asiatiques?

EB: De la Mongolie au Japon en passant par l’Inde, l’Asie est immensément vaste, bien trop pour imaginer qu’une banque comme la nôtre puisse y implémenter un réseau direct afin d’y amener le «savoir-faire suisse». Nous privilégions donc de nouer des partenariats avec des institutions locales, comme nous l’avons fait au Vietnam. Transféré de Zurich à Singapour, notre cousin Olivier Bordier assumera la responsabilité de ces partenariats et poursuivra les discussions déjà initiées avec des établissements bancaires en Thaïlande et en Chine.

Et hors Asie?

GB: Tout d’abord, notre stratégie globale est de ne plus ouvrir de nouvelles structures mais de renforcer celles qui existent. Prenons l’exemple de l’Amérique Latine, où nous avons renforcé notre antenne de Montevideo, dirigée par Daia Feigenwinter, ancien responsable Brésil, puis Iberia chez UBS, grâce à une participation dans Helvetia Advisors et couvrons à partir de là, notamment, l’Argentine, le Brésil et le Paraguay, entre autres. En Grande-Bretagne comme en France, nous continuerons de servir une clientèle locale, dont une importante partie sont des entrepreneurs.

Vous avez récemment annoncé un accord avec Sygnum Bank.

EB: On le sait, les actifs se digitalisent et la manière de gérer les transactions évolue. Dans ce contexte, il est indispensable d’élargir l’offre pour répondre à la demande des clients en cryptomonnaies et autres cryptoactifs. Le partenariat que nous avons établi avec Sygnum permet à nos clients – en exécution uniquement – d’investir dans l’ensemble du monde crypto s’ils le désirent. Notez bien que nous n’offrons aucun conseil dans ce domaine mais que cette démarche n’est qu’un premier pas. Pour ce qui est du choix de Sygnum, cette plateforme présentait le double avantage d’avoir le statut de banque suisse agréé par la Finma et d’avoir établi un bureau à Singapour.

Il semblerait que la crise de la Covid-19 s’achèvera bientôt. Quelles leçons en avez-vous tirées?

EB: A Singapour qui fut coupée du reste du monde pendant des mois, ce fut une difficile remise en question de tous les processus de gestion de la banque. De tels événements sont l’occasion de porter un regard nouveau sur le sens de notre mission.

GB: En Suisse aussi, la tâche a été particulièrement délicate avec des effets psychologiques très prononcés chez certaines personnes. Travailler et vivre dans le même lieu peut se révéler très délicat, surtout avec des enfants, et malgré une entraide louable entre collègues. Ce qui me frappe le plus est qu’avec la diminution des contacts parmi les collaborateurs, la capacité d’innovation s’est détériorée. Un constat problématique pour un établissement comme le nôtre, dont l’innovation constitue un des drivers. Même chose avec les clients: au téléphone ou en visioconférence, on ne parle plus que du portefeuille mais les autres aspects de la vie sont gommés, l’échange est tronqué. Il nous faut voyager pour offrir le service qu’ils méritent.

La marche des affaires ne semble pas pourtant avoir été impactée.

GB: Non, elle n’a pas souffert. Les résultats sont à l’équilibre; les marges d’intérêt ont baissé mais les commissions sont en hausse et l’afflux d’argent net se monte à 875 millions de francs, soit 6,15% d’une masse totale de 14,2 milliards.

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