2e pilier: la maison brûle

Emmanuel Garessus

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En cas de récession, une situation de sous-couverture toucherait 95% des avoirs de prévoyance, selon Olivier Scaillet, de l’Université de Genève.

Les scénarios de stress étudiés l’an dernier dans un travail de recherche par l’Université de Genève, sous la direction d’Olivier Scaillet, et de Pittet Associés, avec le soutien de l’Office fédéral des assurances sociales (rapport de recherche n° 07/22), sont en train de se matérialiser. Les taux d’intérêt ont pris l’ascenseur et le 3e cotisant, à savoir les résultats financiers du placement de la fortune, contribue nettement moins au financement de la prévoyance vieillesse. Le système reste résilient mais des pans importants se fragilisent selon les scénarios de récession et de stagflation, deux nouveaux scénarios récemment ajoutés à l’étude. Olivier Scaillet, professeur de finance à l’Université de Genève et senior chair au Swiss Finance Institute, et Cyril Pasche, directeur au Swiss Finance Institute et chargé de cours à la Haute école de gestion de Genève, répondent aux questions d’Allnews sur les perspectives du 2e pilier:

Quels scénarios de stress avez-vous étudiés pour le 2e pilier?

Olivier Scaillet: Nous avons présenté l’an dernier, sur la base des bilans de 2020, 4 scénarios de base: la normalisation (hausse régulière des taux d’intérêt jusqu’à 1% pour le rendement des obligations de la Confédération à 10 ans), le statu quo (maintien des taux négatifs), la poursuite de la baisse des taux, et l’éclatement couplé à une normalisation. Nous avons aussi développé 3 scénarios de stress: la poursuite puis l’éclatement, un choc sur les taux d’intérêt, et une récession. En 2023, nous avons fait une actualisation des données, sur la base de la fin de 2022, en ajoutant un scénario de stagflation, proche de celui de choc des taux (hausse à 2,5% pour les obligations de la Confédération et recul des valorisations de 50% des actions et de l’immobilier) et revisité le scénario de récession. Ce dernier est le pire que pourraient affronter les institutions de prévoyance.

«Certaines fondations collectives pèsent lourdement. Nous assistons à un phénomène de «too big to fail», comme dans le secteur bancaire.»
Est-ce que la maison du 2e pilier brûle?

OS: Le 2e pilier est globalement résilient. Mais la maison brûle si l’on considère les fondations collectives et les fondations de droit public sans garantie étatique. Celles-ci peuvent être considérées comme «à risque», notion de Pension-at-Risk.

Cyril Pasche: La situation est effectivement critique comme le démontrent les chiffres. Dans le cadre d’un scénario de stagflation, 16% des avoirs de l’ensemble des institutions de prévoyance verraient leur taux de couverture tomber entre 90 et 100% et ce taux grimperait à 49% pour les fondations de droit public. Et dans un scénario de récession, le scénario le moins favorable, 95% des avoirs de l’ensemble des institutions tomberaient en situation de sous-couverture, dont 68% seraient en-dessous des 90%, soit un niveau que nous qualifions de catastrophique. Plus en détail, nous voyons que cette sous-couverture toucherait 93% des fondations collectives et 87% des institutions de droit public, à savoir neuf caisses de prévoyance sur dix.

Est-ce qu’il existe un problème de taille systémique aussi dans le 2e pilier?

OS: Oui. Certaines fondations collectives pèsent lourdement. Nous assistons à un phénomène de «too big to fail», comme dans le secteur bancaire.

Dans le scénario de normalisation, 36% des institutions collectives seraient en situation de sous-couverture en fin de période et elles représentent près de 70% des engagements. C’est pourquoi il faut prendre garde de ne pas en rester à un jugement globalement positif. Les caisses de pension fragiles appartiennent au nombre des plus grandes.

CP: La prévoyance est un secteur majeur de l’économie suisse. Chaque pour-cent à la hausse ou à la baisse correspond à 10 milliards de francs puisque le 2e pilier représente environ 1000 milliards de francs. Les ordres de grandeur ne sont guère différents de ceux des grandes banques.

Que recommandez-vous?

OS. Nous trouvons inquiétant qu’il n’existe des organismes de surveillance et de régulation que pour juger le passif des institutions de prévoyance, soit leurs engagements, mais rien pour leurs actifs, soit leurs placements. Nous recommandons donc l’introduction de ce type d’autorités au sein du 2e pilier. Elles seraient chargées de fonctions de monitoring et de l’établissement de scénarios de stress. Un tel exercice existe dans le secteur bancaire.

Le but de notre étude consiste précisément à disposer de données individuelles désagrégées, avec l’ensemble de l’univers des fonds de pension et leurs données aussi bien sur l’actif que le passif. Aucune autre étude dans le monde n’est aussi complète et ne présente des projections précises à 10 ans. On peut ne pas aimer nos projections, mais ce sont des faits. On peut ne rien faire pour maintenir la taille du gâteau, mais on ne peut plus en ignorer les conséquences. Les caisses de pension devraient, comme les banques, fournir des études de gestion actifs/passifs (ALM) et les présenter.

Quel sera l’apport du 3e cotisant à l’avenir?

CP: Les scénarios mettent en évidence une très modeste contribution du 3e cotisant lors de nos scénarios de normalisation, de choc sur les taux, de stagflation (3,5% d’inflation en Suisse) et de récession. La hausse des taux d’intérêt et la modeste performance boursière se conjuguent pour fortement réduire l’apport du 3e cotisant.

Par ailleurs, les données montrent que la performance des institutions est très homogène du fait d’une allocation de portefeuille similaire. L’essentiel des différences de comportement repose donc sur le taux de couverture au départ. Les caisses les plus fragiles initialement sont le plus facilement pénalisée par les scénarios de stress.

«On a donc le choix entre une baisse du taux de conversion de 6,8 à 6% ou le report du départ à la retraite 4 ans plus tard.»
Est-ce que la réforme du 2e pilier acceptée par le parlement résout le problème des stress que vous évoquez?

CP: La baisse du taux de conversion de 6,8 à 6% est l’une des mesures que nous proposons, mais elle ne suffit pas à elle seule. Un relèvement de l’âge de la retraite irait aussi dans le bon sens, comme celui d’une hausse du taux de couverture. Un relèvement d’un an de l‘âge de la retraite correspond à une diminution de 0,2 point de pour-cent du taux de conversion.

On a donc le choix entre une baisse du taux de conversion de 6,8 à 6% ou le report du départ à la retraite 4 ans plus tard.

Est-ce étonnant de voir que plus de la moitié des institutions ne disposent pas de réserves de fluctuation de valeurs suffisantes?

CP: C’est un aspect important de l’étude. L’employé est tributaire de son employeur non seulement pour son salaire mais aussi pour le sauvetage de sa caisse de pension, parce que c’est lui et son employeur qui pourraient couvrir un découvert de la caisse de pension via des contributions supplémentaires et/ou une moindre rémunération de l’avoir accumulé.

Que pensez-vous d’une indexation des rentes du 2e pilier?

OS: Il faut éviter de prendre des mesures qui accélèrent la réduction de la taille du gâteau du 2e pilier. Selon nos informations, la tactique de l’autruche reste largement partagée, car de nombreuses institutions croient en une amélioration des marchés financiers et du 3e cotisant.

Recommandez-vous une hausse du taux technique?

OS. Une hausse du taux technique permet à certaines caisses d’améliorer la situation sous l’angle comptable puisqu’une hausse du taux d’escompte des engagements réduit la valeur de ceux-ci. Mais le problème est économique, celui de flux financiers disponibles, et non pas comptable. Une rente est un flux, un montant à sortir de la caisse. Ce phénomène est encore mal compris.

Quel est l’impact de l’économie réelle sur les bilans des institutions?

OS. Nous avons étudié l’actif et le passif des institutions, mais si l’économie réelle se contracte et si des faillites d’entreprises se produisent en raison d’une récession, le tableau des caisses de pension serait encore plus défavorable. Si le cotisant qu’est l’employeur disparaît en plus du 3e cotisant, les perspectives se détérioreraient nettement.

Le cas de Credit Suisse montre que la Suisse prend des décisions à la dernière minute sans anticiper les événements. Nous offrons ici des outils qui permettent d’évaluer objectivement la situation et d’anticiper des scénarios.

Le cas de Credit Suisse a souligné l’intérêt d’un conseil d’administration de qualité. Est-ce qu’un besoin de professionnalisation n’émerge pas de votre analyse des caisses de pension?

CP. Oui et non. Les membres des conseils de fondation ne sont pas tous des professionnels de la prévoyance. Mais il s’agit plutôt de leur donner les informations essentielles, qu’elles soient aisées à comprendre et présentées régulièrement.

OS. Notre étude a surpris les professionnels par la quantification précise des problèmes des fondations collectives. Ces institutions sont devenues très grandes probablement à la suite de politiques de marketing agressives et représentent un risque évident. Un besoin de recapitalisation émerge clairement.

Avec le recul, quelle sera la contribution de votre étude?

OS. Sur un plan plus général, je suis effaré par le petit nombre d’études approfondies qui sont réalisées en vue de choix économiques majeurs.

La réforme du 2e pilier fait l’actualité, mais à part notre étude, il n’existe aucune recherche approfondie. Nous en restons trop souvent à des discussions de café de commerce. Pour prendre des décisions de politique économique, il faut présenter de solides arguments et des chiffres.

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