«Suivre le marché» ne suffira pas à réussir la transition énergétique

Nicolette de Joncaire

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Le signal clair viendra des décisions gouvernementales sur lesquelles la finance amènera l’économie à s’aligner. Entretien avec Stefano Battiston à l’occasion des SSFA.

Quel rôle peut jouer le secteur financier pour éviter les bouleversements induits par le changement climatique? Comment évitera-t-on vraiment le greenwashing? Professeur à la faculté de banque et finance de l’Université de Zurich et à l’Université de Venise, Stefano Battiston est l’un des auteurs du rapport du GIEC. Il a rejoint cette année le jury des Swiss Sustainable Funds Awards (SSFA) remis ce mercredi et répond ici à quelques questions.

En tant que co-auteur du rapport du GIEC, pouvez-vous confirmer que l’équilibre nécessaire à la survie de notre environnement exige des changements drastiques?

La 3e partie du dernier rapport du GIEC démarre par un constat: celui d’un écart entre les niveaux d’investissement nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Le capital est, en large partie, disponible mais il est actuellement déployé dans des activités qui ne sont pas compatibles avec ces objectifs, car associés directement ou indirectement aux combustibles fossiles. Mais le financement n’est pas tout, car la transition à une économie bas-carbone implique une transformation dans plusieurs secteurs, de la consommation aux chaines de production en passant bien évidemment par les choix énergétiques. Cela peut difficilement se produire sans un ensemble de politiques ad hoc, inclues celle relatives au prix du carbone. Il faut souligner aussi qu’une telle transformation ouvre beaucoup d’opportunités.

«Quand on parle de durabilité, la vraie question est dans l’horizon temporel auquel on veut se confronter.»

«Business as usual»? Les accords de Paris prévoient de maintenir la hausse au-dessous de 2 degrés mais la trajectoire nous mène à une hausse de 3 degrés d’ici 2100, sans aucune stabilisation par la suite. Ce scenario engendre une augmentation de la fréquence et de la magnitude des évènements climatiques extrêmes. Un monde à +3 degrés sera très différent de celui que nous connaissons avec des pénuries d’eau et de nourriture dont les corollaires, migrations et conflits, en font un scenario indésirable. Où sera la Suisse avec 3 degrés supplémentaires? Elle se réchauffe plus rapidement que la moyenne de la planète et a déjà subi un accroissement de sa température de 2,1 degrés depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l’essentiel s’étant produit au cours des derniers 20 ans1.

Une hausse d’un unique degré en moyenne parait négligeable mais il faut se souvenir que les hausses sont inégalement réparties et que chaque fraction de degré nous rapproche des points de non-retour qui peuvent bouleverser l’équilibre du climat tel qu’on le connait. L’insuffisance de pluie signifie, par exemple, barrages à sec et donc pénurie d’une électricité qui représente 60% de l’énergie électrique suisse2.

La direction que nous avons adoptée nous mène à un monde très différent de celui que nous souhaitons. Quand on parle de durabilité, la vraie question est dans l’horizon temporel auquel on veut se confronter. A 10 ans, on aura des problèmes de nature, disons …  logistique. Mais au-delà de 20 ans, attendons-nous à des répercussions socio-économiques majeures pour les générations à venir.

N’y a-t-il pas eu par le passé une mésestimation du progrès des nations par l’utilisation d’indicateurs mal pensés (tel le PIB) qui ne tenaient pas compte de la préservation de l’environnement?

La plupart des études essayant d’estimer les dommages causés par le changement climatique, y compris celles revues par le GIEC, se focalisent sur la perte de croissance en termes de PIB alors qu’on sait très bien que celui-ci n’est pas le seul indicateur pour juger du bien-être surtout dans le contexte de la durabilité.

Nous n’observons pas assez de progrès dans le domaine des indicateurs de bien-être. L'OCDE poursuit certes depuis quelques années un programme relatif à ces mesures mais sans effet visible sur les décisions en matière de politique économique. L’une des difficultés de l’action climatique est qu’il s’agit d’un problème complexe qui nous mènera à un monde avec beaucoup plus de violence et des conséquences irréversibles pour la planète. De surcroit, le changement climatique se combine avec le problème de la perte de la biodiversité. L’extinction d’insectes pollinisateurs comme les abeilles causerait la disparition de beaucoup d’espèces de plantes utilisées dans l’agriculture. Certes, la technologie pourrait compenser en partie les dommages mais elle ne pourra pas résoudre tous ces dégâts à long terme. Les changements de lifestyle, tout seuls, n’y suffiront pas, la hausse du prix du carbone non plus. Il faut envisager une panoplie complète d’actions globales car si, historiquement, quelques substances toxiques ont été éliminées du commerce et le trou dans l’ozone réparé, une approche cas-par-cas ne sera pas suffisante. Il existe trop d’intérêts économiques divergents et c’est là que la finance peut jouer un rôle car les gouvernements auront besoin d’argent pour financer la transition. C’est donc bien une opportunité d’investissement.

Les politiques de durabilité paraissent parfois un peu myopes. Multiplier les panneaux solaires et les éoliennes est-il réellement une solution? Et avec l’augmentation de la population et des besoins en logement, comment protéger de la production de béton?

Oui, les renouvelables économiseront davantage de carbone sur leur durée de vie. Et le béton? Il est responsable d’environ 5% des émissions de carbone et les ressources de la planète étant finie, la production ne peut être infinie. Toutefois, les modèles de projection démographique montrent que la population devrait plafonner au-dessous de 9 milliards ce qui réduira l’augmentation de production à terme. Et il existe des alternatives qui peuvent réduire ces émissions.

«L’un des problèmes est venu du flou autour des cadres qui définissent l’ESG. Il en existe au moins cinq et personne n’est réellement d’accord sur les définitions.»
Est-il sage d’investir dans les producteurs d’énergie fossile qui investissent aussi dans les renouvelables?

Leurs objectifs ne sont pas clairs. Investissent-ils pour dynamiser les renouvelables … ou pour les freiner?

On observe aujourd’hui une «prise en main» de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas par le secteur de la finance. Est-ce son rôle et est-ce pertinent?

Cela dépend du rôle que la finance veut assumer. Historiquement, on a estimé que la finance n’est pas là pour juger, ni pour sauver le monde. Par contre, évaluer le risque est le fondement même de son travail et l’a toujours été. Même si ce travail est aujourd’hui accompli par des agences de notation et non par les agents financiers eux-mêmes. Quant au risque lui-même, c’est un sujet difficile à traiter car il est pour partie endogène en ce qu’il dépend de la perception des investisseurs (avec son cortège de prophéties auto-réalisatrices). Il ne suffira pas de «suivre le marché» pour réussir la transition énergétique. Un excellent exemple est à trouver dans le revenu des sociétés pétrolières à l’heure actuelle. La seule chose qui pourrait amener un signal clair sont des décisions gouvernementales sur lesquelles la finance peut aider à s’aligner. Dans le contexte de l’UE, les objectifs de la transition énergétique sont maintenant énoncés dans la loi sur le climat et les objectifs sont indiqués pour chaque secteur. Le langage pour définir les activités durables est aussi fourni par la taxonomie européenne. Nous avançons donc dans la bonne direction. Un constructeur automobile ou un fournisseur d’électricité qui n’est pas aligné à la transition va être jugé plus risqué par les investisseurs.

La finance durable peut être un instrument de marketing. Que pensez-vous des critiques faites à l’industrie financière sur le greenwashing ou le greenwishing?

L’un des problèmes est venu du flou autour des cadres qui définissent l’ESG. Il en existe au moins cinq et personne n’est réellement d’accord sur les définitions. A ce titre, le développement de la taxonomie européenne est particulièrement intéressant dans la mesure où il fixe des critères assez précis et transparents et permet donc de décider si un produit est vert ou pas, ce que ne concèdent pas les notations des différentes agences. Dorénavant on jugera en fonction de l’alignement des entreprises en portefeuille à cette taxonomie. Cette taxonomie apporte donc une vraie clarté et permet d’aligner un portefeuille de manière objective.

Des prix comme les SSFA sont-ils pertinents pour éviter le greenwashing?

L‘idée du prix est de promouvoir la transparence dans le domaine des fonds durables et de récompenser les fonds qui font un vrai travail pour avoir des produits qui correspondent à ce qu’ils prétendent. Le prix ne s’obtient pas sur application ce qui est positif et les critères utilisés pour sélectionner les fonds me paraissent raisonnables. En outre, le bureau chargé de la partie ESG de l’évaluation a bien signalé au jury les investissements problématiques quand c’est le cas (armement, jeu, nucléaire). Il serait peut-être souhaitable à l’avenir que le jury puisse procéder à une analyse plus granulaire encore dans certains cas.

Swiss Sustainable Funds Awards
Organisés pour la quatrième année consécutive par Voxia, les Swiss Sustainable Funds Awards (SSFA sont soutenus par les principales institutions faîtières que sont la Swiss Financial Analysts Association (SFAA), le Swiss Training Centre for Investment Professionals (AZEK), l’Association Suisse des Institutions de Prévoyance (ASIP), l’Asset Management Association Switzerland (AMA), ainsi que le Swiss Sustainable Finance (SSF).
Les prix sont décernés cette année aux vainqueurs de huit catégories de placement et de deux catégories spéciales par un jury qui s’est notamment appuyé dans ses délibérations sur l’analyse propriétaire ESG fournie par Conser – vérificateur indépendant et sélectionneur de fonds durables – qui a évalué les sous-jacents de tous les fonds éligibles, ainsi que sur l’analyse des données quantitatives relatives à la performance et au risque effectuée par la société de conseil Anglo-Swiss Advisors.
Le jury, présidé par René Sieber, spécialiste de l’asset management et professeur auprès du Geneva Finance Research Institute (GFRI) de l’Université de Genève, est composé de Suzanna Gobet (Bedrock Group), Joerg Grossmann (Allfunds), Frank Juliano (Compenswiss), Stéphanie de Mestral (De Pury Pictet Turrettini & Cie), Stefano Battiston (Université de Zurich) et Beatrix Wullschleger (Caisse de Retraite Bâle-Ville).

 

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