La politique séduisante et potentiellement catastrophique de la Banque du Japon

Kenneth Rogoff, Université de Harvard

3 minutes de lecture

La réticence de la BoJ à relever son taux de court terme est compréhensible, étant donné que la dette publique du Japon s’élève à plus de 260% de son PIB.

© Keystone

Faut-il s’attendre à un bond de la croissance du Japon? Le légendaire investisseur milliardaire Warren Buffett semble le penser. Et selon le Fonds monétaire international, l’économie japonaise devrait augmenter de 1,4% en 2023 – un chiffre impressionnant pour un pays dont la population décline régulièrement depuis 14 ans.

Toutefois, l’économie japonaise pourrait également être une bombe à retardement. Son marché du travail est tendu, l’inflation reste résolument élevée malgré les subventions énergétiques mises en place par le gouvernement et le taux de change réel du yen s'est approché de son plus bas niveau depuis plus de 30 ans face au dollar. Après des décennies de maintien de taux d’intérêt proches de zéro, il n’est pas évident que la Banque du Japon (BoJ) puisse les relever sans provoquer une crise financière systémique.

Si le nouveau gouverneur de la Banque du Japon, Kazuo Ueda, a affirmé que la Banque du Japon maintiendra sa politique monétaire ultra-accomodante, il a également reconnu que l’économie mondiale comportait «un niveau extrêmement élevé d'incertitude». Compte tenu des facteurs favorisant la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt partout dans le monde, il est de plus en plus clair que la politique monétaire du Japon ne peut être conduite isolément.

Au cours des années, de nombreux investisseurs ont parié contre la BoJ, en vendant à découvert les obligations d'État japonaises (JBG) dans l’idée que la politique de taux d’intérêt zéro ne durerait pas. À chaque fois, les spéculateurs ont perdu leur mise. Il est toutefois possible que cette fois-ci, parier contre la politique monétaire de la banque centrale japonaise s’avère payant.

La réticence de la BoJ à relever son taux directeur de court terme est compréhensible, étant donné que la dette publique du Japon s’élève aujourd’hui à plus de 260% de son PIB, ou 235% du PIB après déduction des réserves de change, 1250 milliards de dollars, détenues par le pays. Si la banque centrale s’avisait de relever son taux directeur à court terme de 3% – soit la moitié des hausses des taux d’intérêt directeurs appliquées par la Réserve fédérale américaine – le coût du service de la dette exploserait.

En outre, une forte hausse des taux d'intérêt exercerait une pression énorme sur le secteur bancaire japonais, en particulier si les taux à long terme devaient également augmenter. C'est précisément ce qui s'est produit aux États-Unis en mars dernier, lorsque le resserrement monétaire de la Fed a déclenché une réaction en chaîne qui a conduit à l'effondrement de la Silicon Valley Bank et de plusieurs autres institutions financières.

Relever les taux d’intérêt dans un contexte où ceux-ci sont proches de zéro pendant longtemps et où les investisseurs s’attendent à ce qu’ils restent bas pour toujours, présentera un sérieux défi pour la Banque du Japon, quelle que soit la manière dont elle structure ses mesures. Mais si l’inflation reste élevée dans la durée, les décideurs politiques devront intervenir. Il est après tout inévitable que les marchés poussent les taux à la hausse sur l'ensemble de la courbe de rendement.

Au cours des deux dernières années, alors que les taux d’intérêt réels ont flambé partout dans le monde, ils ont décliné au Japon, malgré la hausse de l’inflation. Cette conjoncture n’est pas durable à long terme, compte tenu de l’intégration étroite du Japon dans les marchés financiers mondiaux.

Le Japon, l’un des premiers pays industrialisés à faire face au déclin démographique et à une crise financière systémique, a servi de laboratoire macroéconomique mondial pendant plus de vingt ans. Alors que certains observateurs citent le Japon comme preuve qu’un endettement phénoménal de l’État n’a pas d’importance, le fait est qu’il en a une. À l’instar d’autres pays fortement endettés, comme la Grèce et l’Italie, la croissance moyenne du Japon a été extrêmement faible ces trois dernières décennies. Au début des années 1990, le PIB par habitant s’établissait à 75% de celui des  États-Unis ;  depuis il est tombé à moins de 60%, alors même que les États-Unis n'ont connu qu'une croissance modeste au cours de cette période.

En sus des problèmes liés à la dette publique, l’économie japonaise est prise au piège de l’intensification de la rivalité sino-américaine.Au cours des dernières décennies, comme le souligne Ulrike Schaede dans son ouvrage éclairé The Business Reinvention of Japan (en anglais – non traduit), les entreprises japonaises ont trouvé un créneau à forte valeur ajoutée au sein des chaînes d'approvisionnement asiatiques. Si les entreprises les plus rentables du pays ne sont pas forcément très connues du grand public, principalement parce qu’elles fournissent souvent des produits intermédiaires aux entreprises plutôt que des produits finaux aux consommateurs, elles opèrent dans des secteurs de haute technologie avec d'énormes marges bénéficiaires.

Toutefois, une grande partie de cette réorientation économique s’est appuyée sur la croissance rapide de la Chine. Maintenant que le moteur de la croissance chinoise s’essouffle, une conjoncture sur laquelle pèse en outre une recrudescence des tensions géopolitiques, il n’est pas sûr que cette stratégie soit durable.

Dans le même temps, comme l’Europe, le Japon est confronté à la nécessité d’augmenter de toute urgence son budget de la Défense. Alarmé par l’affirmation politique croissante de la Chine, en particulier à la lumière de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’exécutif nippon a annoncé son intention de doubler les dépenses militaires pour les porter à 2% du PIB au cours des cinq prochaines années. Ces dépenses étant susceptibles d'augmenter encore à long terme, le Japon ne sera plus en mesure de maintenir des impôts bas en profitant de la protection du dispositif militaire américain.

Certes, en tant que troisième puissance économique mondiale (après les  États-Unis et la Chine), le Japon dispose de nombreux atouts pour faire face à ses défis démographiques et économiques. Le gouvernement pourrait par exemple réformer les normes sociales obsolètes des entreprises qui découragent les femmes d’avoir des enfants ou utiliser des instruments de politique publique pour accueillir une plus importante main d’œuvre immigrée.

Toutefois, les politiques visant à enrayer ce déclin démographique et économique ne feront que souligner la nécessité d'une normalisation des taux d'intérêt. Les crises financières les plus graves surviennent souvent là où on les attend le moins. La résurgence du Japon est bénéfique pour l'économie mondiale, mais la hausse des taux d'intérêt japonais pourrait constituer un risque majeur.

 

Copyright: Project Syndicate, 2023.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...