Investissements «for Future» - Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

6 minutes de lecture

Le thème du changement climatique occupe à présent une place prioritaire dans l’agenda socio-politique d’un grand nombre de nations.

Cette semaine était placée sous le signe du changement climatique à l’échelle internationale. Tandis que le Conseil des États défendait une nouvelle loi suisse sur les émissions de CO2 qui ancre les objectifs de l’Accord de Paris (à savoir limiter le réchauffement planétaire à 1,5°), de nombreuses manifestations ont été organisées au siège de l’ONU et un peu partout dans le monde. Ce thème occupe à présent une place prioritaire dans l’agenda socio-politique d’un grand nombre de nations. L’initiative «Fridays for Future» contribue pour beaucoup à cette évolution. Mais si le changement climatique suscite des engagements qui créent des liens au-delà des frontières, il est aussi source de dissensions, notamment à propos de la question de savoir qui supportera le coût de la transition énergétique souhaitée. Bien évidemment, ce défi mondial concerne également les investisseurs, car son impact sur la société, l’économie et les entreprises est bien plus important que beaucoup ne le pensent.

1. «Les esprits que nous avons invoqués»

La sensibilisation aux dangers du changement climatique a considérablement augmenté à travers le monde ces dernières années. C’est ce que révèle une enquête menée dans 26 pays par le célèbre institut de recherche américain «Pew Research Center». Près de 67% des sondés considèrent le réchauffement planétaire comme une grave menace; il s’agit d’une augmentation significative par rapport à 2013 (56%) et à 2017 (63%). Lors d’une grande conférence sur les investissements à laquelle j’ai participé cette semaine à Londres, ce sujet a dominé de nombreux débats, ce qui n’a rien d’étonnant puisque pratiquement toutes les grandes évolutions de l’ère moderne (industrialisation, mobilité, urbanisation, mondialisation ou encore croissance démographique) sont liées à la disponibilité de différents types d’énergie et de l’électricité. Sans la combustion inouïe d’énergies fossiles depuis le début du XXe siècle, le monde d’aujourd’hui serait comparable à ce qu’il était il y a 200 ans.

Mais le progrès économique s’accompagne, année après année, d’un accroissement des émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2). En 1900, celles-ci s’élevaient déjà à quelque deux milliards de tonnes par an. À l’époque, elles étaient presque exclusivement imputables à la combustion du charbon. Cinquante ans plus tard seulement, en 1950, elles avaient triplé et sont aujourd’hui multipliées par vingt, comme si elles étaient déchaînées.

C’est l’anticipation de cette évolution qui a inspiré à Johann Wolfgang von Goethe la métaphore particulièrement suggestive et toujours d’actualité de l’apprenti sorcier qui, dépassé par les forces qu’il a lui-même déchaînées, appelle en vain son maître, lequel ne lui prête pas son aide en dépit de son désespoir: «Les esprits que j’ai invoqués, je ne puis plus les retenir!».

C’est pour la première fois en 1965 qu’un président américain a été averti par son Conseil scientifique des risques que représentait l’augmentation spectaculaire des émissions de CO2. À l’époque, la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère était déjà de 320 parties par million (ppm), un record historique, supérieur de 40 ppm au dernier pic remontant à plus de 200 ans. Le fait que cette progression et le réchauffement climatique connexe soient imputables à l’activité humaine n’était alors qu’une hypothèse. La concentration de CO2 s’est élevée de 40 ppm supplémentaires dans les trente années qui ont suivi, puis une nouvelle fois de 40 ppm en l’espace de deux ans seulement. À présent, sa progression s’établit à 2 ppm par an, tandis que chaque décennie est plus chaude que la précédente depuis les années 1970. Ces deux évolutions excluent, avec une forte probabilité, une cause naturelle à la récente augmentation des émissions de CO2 et au réchauffement climatique.

La dernière fois que la concentration de CO2 dans l’atmosphère a été aussi importante qu’aujourd’hui remonte à trois millions d’années, c’est-à-dire au Pliocène, selon les études géologiques. À l’époque, la température de la planète dépassait de 2,5° en moyenne celle que nous enregistrons actuellement. Le Groenland était vert, comme son nom l’indique. Des forêts tapissaient l’Arctique, et la glace polaire n’existait pas. Le niveau de la mer était vingt mètres plus haut. Autrement dit, la plupart de nos mégapoles actuelles n’auraient été accessibles qu’en sous-marin à l’ère du Pliocène.

2. Nul homme n’est une île

«No man is an Island» (nul homme n’est une île), ainsi s’intitule un poème célèbre de John Donne datant de 1624, qui compte parmi les joyaux de la poésie anglaise. Et cette règle s’applique également au climat mondial: nul homme, nul pays, nulle entreprise ne peut se retirer sur une île. Le débat concerne tout le monde, l’investisseur de Manhattan tout comme le pêcheur du Malawi, sachant que ce dernier souffrira bien plus du réchauffement de la planète, un fait que souligne également la ligne de fracture politique entre les nations industrialisées et les pays qualifiés d’émergents. Mais nous savons également qu’il y a parfois un gouffre entre savoir et agir.

Adaptations forcées

Le changement climatique exige de nombreuses adaptations dans le monde entier: migrations, mesures de protection contre l’érosion, prévention des inondations, etc. Dans la région des Pouilles par exemple, où se récolte la moitié de la production italienne d’huile d’olive, les recettes ont chuté de 65% en 2018 parce que des insectes nuisibles, dont la prolifération est favorisée par le réchauffement climatique, ont déjà détruit plus d’un million d’oliviers.

En Suisse, le tourisme hivernal doit s’adapter bien plus qu’auparavant à l’élévation de la limite des chutes de neige. Et le tourisme estival est contraint de compenser le manque à gagner des sports d’hiver. Les agriculteurs helvétiques vont devoir faire face à des printemps précoces, lesquels exposent de nombreux fruits à un risque accru de gel. Et l’habitat naturel de nombreux végétaux et animaux va se déplacer en altitude.

Au pôle Nord, le réchauffement climatique progresse deux fois plus vite qu’à l’équateur, car la fonte des glaces et la baisse de réflexion de la lumière solaire accélèrent l’élévation des températures. C’est pour les mêmes raisons que ces dernières augmentent à un rythme deux fois plus rapide en Russie que dans les autres pays du G20, comme le président Vladimir Poutine l’a souligné lors du dernier sommet des grandes puissances industrialisées. À Irkoutsk par exemple, il a fallu récemment évacuer un immeuble parce qu’il penchait dangereusement du fait de la fonte du pergélisol («permafrost» en anglais). Pourtant, la Russie espère aussi tirer des avantages de la hausse des températures. Il semble néanmoins peu probable que la Sibérie devienne un jour le grenier à grains du monde, car les investissements nécessaires en savoir-faire, machines et infrastructures sont considérables. De même, l’utilisation du célèbre passage du nord-ouest permettant d’accélérer l’acheminement des marchandises entre l’Asie et l’Europe relève, aujourd’hui encore, davantage du rêve que de la réalité.

Villes côtières immergées

Il n’y a pas que Venise et Amsterdam qui sont concernées par l’élévation du niveau de la mer: les régions côtières très peuplées d’Asie sont les plus menacées. En effet, elles se trouvent prises dans un engrenage dangereux: plus leurs mégapoles s’étendent, plus le sol est asphalté et bétonné, ce qui entrave l’infiltration de l’eau et accroît les risques d’inondation. La Banque asiatique de développement estime que treize villes sur les vingt les plus menacées par les risques d’inondation dans le monde se situent en Asie alors que leur population devrait à nouveau doubler ces quarante prochaines années. Les nombreux projets d’infrastructures qui se développent partout sur ce continent s’accompagnent d’effets indésirables inattendus. Par exemple, alors que Jakarta a investi l’équivalent de 40 milliards de francs dans la prévention des inondations après celles de 2013, un problème négligé jusque-là s’est aggravé: comme sa population a augmenté plus rapidement depuis lors et qu’elle a puisé de plus en plus d’eau dans les nappes phréatiques, la ville s’enfonce, et ce jusqu’à 20 cm par an à certains endroits. 40% environ de sa surface se trouvent déjà en dessous du niveau de la mer.

Ce phénomène a contraint le gouvernement indonésien à quitter la capitale cette année pour établir son siège sur l’île tropicale de Bornéo, ce qui devrait y entraîner un déboisement massif et des dépenses d’infrastructures de l’ordre de 37 milliards de dollars. Conclusion: bon nombre de décisions prises en réaction au changement climatique ont des conséquences inattendues. Et c’est toujours l’ensemble du monde qui est touché, car personne ne peut se soustraire à cette évolution.

3. Implications pour les entreprises

Bien que les conséquences à long terme du changement climatique affectent encore peu les marchés financiers, les entreprises devraient tenir compte de quatre aspects importants:

  • Premièrement, certains actifs de grande taille tels que les usines ou les infrastructures d’exploitation sont menacés par des catastrophes naturelles. Une étude portant sur 11'000 entreprises cotées en bourse2 estime la part de leur fortune exposée aux risques climatiques à 2 ou 3% de leur capitalisation boursière. Mais ce chiffre peut s’élever à 20% dans le cas des sociétés les plus fortement concernées.
  • Deuxièmement, les taxes d’incitation devraient augmenter à l’avenir. Aujourd’hui, les États ne prélèvent que l’équivalent de 30 milliards de francs au titre de la taxe CO2, un montant faible en comparaison des quelque 5000 milliards de francs de bénéfices que réalisent les entreprises à l’échelle mondiale. Si les émissions de CO2 étaient taxées davantage, la charge financière supplémentaire pourrait-être considérable pour des secteurs tels que la production d’électricité ou les transports.
  • Troisièmement, les risques de responsabilité augmentent. C’est ainsi qu’en Californie, l’entreprise cotée en bourse PG&E, qui exploite des réseaux électriques, a récemment convenu avec des plaignants d’une indemnisation s’élevant à l’équivalent de 11 milliards de francs. À l’origine du problème: la société aurait dû tenir compte du fait que ses lignes à haute tension représentaient désormais des risques d’incendies de forêt étant donné que les températures s’élèvent constamment depuis plusieurs années en Californie. Et d’autres plaintes de ce genre suivront, notamment parce que les avocats d’affaires s’enrichissent dans tous les cas.
  • Quatrièmement, l’«Integrated Reporting» (IR) et les rapports correspondants des réviseurs externes exposeront les risques climatiques bien plus souvent à l’avenir, offrant ainsi davantage de transparence aux investisseurs dans ce domaine.

Conséquences pour les assurances

Depuis les années 1970, les dommages assurés causés par des événements naturels se sont multipliés par vingt, passant de 3 milliards de francs par an à 65 milliards en moyenne. En 2018, ces dégâts se sont même élevés à l’équivalent de 85 milliards de francs, et ce en l’absence de catastrophe record, car ce qui caractérise l’interaction entre le climat et la société, c’est la non-linéarité. Par exemple, lorsque les vents soufflent à plus de 100 km/h, les dégâts augmentent de 50 à 60% si cette vitesse augmente de seulement 10 km/h.

Ces chiffres reflètent deux évolutions majeures: premièrement, il faut s’attendre à ce que les dommages assurés causés annuellement par des événements naturels continuent de s’accroître à l’avenir en raison du changement climatique et de l’augmentation des volumes assurés. Deuxièmement, le secteur des assurances a pris lui aussi des dispositions correspondantes. Comme le terrible ouragan «Andrew» a entraîné la faillite de onze compagnies d’assurance en 1992, le capital assuré au titre de la responsabilité a été quadruplé depuis lors.

Ces dernières années, les primes ont nettement augmenté tant en termes absolus que par rapport aux dommages assurés. Harvey (2017), qui est jusqu’à présent qualifié d’ouragan le plus cher de l’histoire, aurait été considéré dans les années 1990 comme un événement ayant une probabilité de 1/2000 de survenir. Aujourd’hui, cette probabilité est de 1/300 et devrait même s’établir à 1/100 d’ici à 2100. À l’avenir, les investisseurs, les entreprises et la société devront donc, outre les mesures de prévention, se préoccuper davantage des questions d’assurance des sinistres et de la diversification des risques.

4. Points intéressants pour les investisseurs

Enfin, les investisseurs peuvent aborder la question du changement climatique de différentes manières:

  • Premièrement, l’application systématique des critères de gestion durable des actifs constitue un moyen de réduire certains risques de perte. Plusieurs études scientifiques confirment que cette approche globale des placements permet d’augmenter considérablement la performance.
  • Deuxièmement, il est possible d’investir activement dans le changement climatique. Les «placements à impact» offrent la possibilité de soutenir de manière ciblée des entreprises ou des projets qui apportent une contribution au développement durable de la société. Parmi ces investissements figurent par exemple notre fonds le plus récent, le «Swiss Entrepreneurs Fund», mais aussi les «obligations vertes», qui servent à financer des projets d’infrastructures durables.
  • Troisièmement, le changement climatique stimule, tel une force invisible, l’émergence d’une multitude de thèmes de placement comme la «mobilité intelligente», les «énergies renouvelables», l’«edutainment» et des solutions durables sur le «marché de l’eau».

 

A lire aussi...