Soutenabilité maximale de la dette publique

Silvia Helbling et Cyril Pasche, Swiss Finance Institute

4 minutes de lecture

Alors qu'une récession potentielle se profile à l'horizon, comment envisager la dette publique? Les réponses du professeur Jean-Charles Rochet du SFI.

Le crédit est un important moteur pour la croissance, mais un surendettement ne risque-t-il pas de réduire la résistance aux chocs de l’économie? 

Dans un numéro spécial des «SFI Practitioner Roundups», le Swiss Finance Institute examine les tendances récentes du marché de la dette et leurs conséquences sur l'économie dans son ensemble. S'appuyant sur la recherche et la pratique financières, il offre une perspective nuancée, basée sur des données probantes, sur plusieurs sujets qui occupent une place importante dans le débat public. Parmi ces thèmes, on peut citer la viabilité des niveaux des dettes publiques, l'effet de la dette sur l'activité entrepreneuriale et les conséquences involontaires de certaines réglementations bancaires. Plusieurs nouvelles pistes de réflexion émergent, qui vont parfois à l'encontre des idées reçues. La recherche suggère ainsi que le ratio de la dette publique au PIB ne constitue pas le facteur principal de la viabilité de la dette publique, que le financement par l'emprunt peut stimuler l'innovation en encourageant la création d'entreprises novatrices et que l'augmentation des exigences de liquidités et de fonds propres peut avoir une incidence négative sur l'exposition financière des banques et sur leur capacité à financer le secteur privé.

En première partie, quelques questions au professeur Jean-Charles Rochet sur la soutenabilité de la dette publique.

Quelle est l'ampleur actuelle de la dette publique?

Les données du Fonds Monétaire International montrent que la dette publique de l'ensemble des pays du G7 a dépassé 43'000 milliards de dollars en 2017. Pour mettre ce montant en perspective, ce chiffre représente 117% de leur PIB annuel total, soit l’équivalent de 56'500 dollars de dette publique par habitant. Malgré les vastes similitudes entre ces économies avancées, il existe des contrastes marqués en ce qui concerne leur dette publique. En 2017, les ratios de la dette publique au PIB variaient entre 64% en Allemagne et 237% au Japon, ce qui représentait un éventail compris entre 28'600 dollars de dette publique par citoyen allemand et 91'100 dollars par citoyen japonais. Cependant, le pays du G7 dont le niveau de dette souveraine est actuellement le plus préoccupant n'est pas le Japon, mais l'Italie, avec un ratio de la dette au PIB de 132% et une cote de crédit à peine un cran au-dessus de celle des «junk bonds». Cette situation peut s'expliquer, du moins partiellement, par les différentes marges de manœuvre budgétaire de l'Italie et du Japon.

«Le ratio de la dette publique au PIB tend à évoluer
pour des raisons à la fois conjoncturelles et structurelles.»
Comment le ratio de la dette publique au PIB a-t-il évolué au cours du temps?

Le ratio de la dette publique au PIB tend à évoluer pour des raisons à la fois conjoncturelles et structurelles. Au niveau cyclique, le facteur clé est l'activité économique: en période d’expansion économique, les Etats affichent généralement un excédent, ce qui leur permet de réduire leur dette, tandis que lorsque l'économie se contracte, les gouvernements ont tendance à intervenir et à augmenter leurs dépenses pour stabiliser la production, ce qui se traduit par un déficit et un accroissement de la dette. Au niveau structurel, les décisions politiques concernant la taille et le rôle social de l'État sont les principaux facteurs qui influencent à la fois le déficit et la dette. Sur le plan historique, des scénarios multiples et divers se sont succédés. Le ratio de la dette publique au PIB du Royaume-Uni, par exemple, était de 181% en 1950, de 73% en 1970, de 27% en 1990 et de 88% en 2017. A ces mêmes dates, le ratio de la dette publique au PIB de l'Italie est passé de 30% à 37%, puis de 92% à 132%. La crise économique de 2008 a entraîné une forte augmentation de la dette dans tous les pays du G7, à l'exception de l'Allemagne. Dans le cas de la Suisse, les données de 1983 à 2017 reflètent des fluctuations plus modérées : la valeur la plus faible du ratio de la dette publique au PIB y était de 28% en 1989, et la plus élevée de 59% en 2004. La «grande récession» a largement épargné la dette publique suisse.

Qu'est-ce qui détermine le niveau maximal de la soutenabilité de la dette publique et la probabilité de défaut?

La limite maximale de soutenabilité de la dette publique dépend principalement du montant d'argent que les créanciers sont prêts à fournir. Il a été démontré que le comportement de prêt est influencé par quatre facteurs. Premièrement, l’excédent primaire soutenable prévu d'un pays; deuxièmement, son taux de croissance moyen; troisièmement, la volatilité de son taux de croissance; et quatrièmement, le montant de la dette que le pays devrait être en mesure de contracter à l'avenir pour financer la dette actuelle. Les créanciers sont plus disposés à financer la dette lorsque les excédents primaires prévus, les taux de croissance moyens et la capacité de l'État à contracter des emprunts sont élevés, et moins disposés à le faire lorsque les taux de croissance sont plus volatils et les taux d'intérêt sans risque sont faibles. Une fois que l'on a déterminé la dette maximale soutenable, l'emprunt maximal soutenable et la dette réelle, il est possible de prévoir la probabilité de défaut d'un pays. Les gouvernements qui fonctionnent en deçà de leur seuil de viabilité maximale de la dette ont de faibles taux d'intérêt et de très faibles probabilités de défaut, tandis que les gouvernements qui fonctionnent au-dessus de leur seuil de viabilité maximale de la dette sont confrontés à des augmentations très rapides de leurs taux d'intérêt sur la dette et de leur probabilité de défaut.

«C'est la probabilité de défaut, et non le ratio de la dette au PIB, qui explique
le mieux les écarts de rendement entre les différentes obligations souveraines.»
Que nous indiquent les données historiques concernant les différences entre la dette publique soutenable maximale et la probabilité de défaut?

Les données empiriques couvrant 23 pays de l'OCDE sur la période 1980-2010 montrent que les excédents primaires attendus, les taux de croissance et la capacité de contracter de la dette pour financer la dette jouent tous un rôle central dans la fixation du montant maximum de la dette soutenable et de la probabilité de défaut. Les faibles excédents primaires de la France, de la Grèce et du Portugal ont joué en leur défaveur en ce qui concerne leur capacité maximale d'endettement global soutenable, tandis que la capacité de la Corée et de la Suède à recourir de manière répétée à des emprunts futurs pour rembourser les emprunts actuels a accru leur capacité maximale d'emprunt. En ce qui concerne la probabilité de défaut, les estimations montrent que la situation est très asymétrique. Le ratio de la dette publique au PIB de la Grèce est passé de 53% en 1987 à 89% en 1990, puis à 127% en 2009. Sur la même période, sa probabilité de défaut de paiement est passée de moins de 1% à un peu plus de 1%, puis à plus de 85%. C'est la probabilité de défaut, et non le ratio de la dette au PIB, qui explique le mieux les écarts de rendement entre les différentes obligations souveraines.

Au début de la crise de 2008, de nombreux gouvernements étaient confrontés au dilemme de devoir dépenser de l'argent pour stimuler leur économie tout en ayant des difficultés à assurer le service de leur dette. Quelles leçons en avons-nous tirées?

Du fait de la grande récession, de nombreux pays se sont retrouvés avec des déficits croissants et des niveaux de dépenses que certains considéraient comme «insoutenables». Ce casse-tête a conduit plusieurs pays européens à adopter des mesures d'austérité. De telles mesures d'austérité, dont certaines sont encore en vigueur aujourd'hui, se sont avérées non seulement impopulaires auprès d'une grande partie de la population, mais aussi largement controversées d'un point de vue économique. Depuis, les recherches ont montré que les mesures gouvernementales de relance à court terme sont en fait compatibles avec un budget public équilibré à plus long terme.

«Les gouvernements devraient profiter de cet argent ‘peu coûteux’ pour
emprunter et investir dans leurs infrastructures et dans des projets verts.»
Alors qu'une récession potentielle se profile à l'horizon, quelle devrait être la stratégie des pouvoirs publics? Dépenser et investir à des fins de diversification? Ou épargner et se préparer à un choc?

Les taux d'intérêt sont à leur plus bas niveau historique: plusieurs obligations d'État à 10 ans en Europe et en Asie offrent actuellement des rendements inférieurs à 0% et les taux américains se situent autour de 1,5%. Les gouvernements devraient profiter de cette disponibilité d’argent «peu coûteux» pour emprunter et investir dans leurs infrastructures et dans des projets verts. De tels investissements sont judicieux d'un point de vue à la fois financier et économique, car ils dégagent généralement d'importants rendements financiers, aident à diversifier la production économique, soutiennent la croissance économique grâce à l'intervention des pouvoirs publics et aident à accélérer la transition vers une économie verte. Bref, les gouvernements doivent agir dès aujourd'hui pour que l'économie soit plus résiliente lors de la prochaine crise.

Rédigé par le Dr Cyril Pasche et la Dr Silvia Helbling sur la base d'un entretien avec le Pr Jean-Charles Rochet.

Publié en novembre 2019 dans le «Practioner Roundup» du Swiss Finance Institute.

Copyright: Swiss Finance Institute, 2019
http://sfi.ch/

Premier volet d’une série de trois articles. La suite demain avec les professeurs Erwan Morellec et Steven Ongena sur la dette des entreprises.

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