Nous pensons qu'un remaniement majeur du système monétaire et financier mondial est en marche, alors que le monde réduit sa dépendance vis-à-vis du dollar américain et diversifie les devises utilisées pour le commerce international. La transition prendra du temps, mais elle devrait avoir un impact négatif sur le dollar. Le billet vert n'a déjà pas réussi à jouer son rôle de valeur refuge au cours des premiers mois volatils de la présidence de Donald Trump. Après une chute de -10,4% depuis le début de l'année, l'indice du dollar est survendu et pourrait connaître un rebond à court terme. Cependant, nous prévoyons une nouvelle faiblesse structurelle par la suite. De même, l'or s'est récemment consolidé après avoir atteint de nouveaux sommets historiques début juin, mais nous continuons à tabler sur une hausse des cours une fois la consolidation terminée.
Au cours d'une année marquée par des bouleversements spectaculaires de l'équilibre géopolitique et des fluctuations brutales des marchés financiers, l'un des résultats les plus inattendus a été l’affaiblissement du dollar américain. Au cours de ces dernières décennies, les périodes de turbulences sur les marchés ont souvent vu le dollar se renforcer, les traders cherchant refuge dans la devise américaine. Par exemple, au cours de l'année qui a suivi la première dégradation de la note souveraine des Etats-Unis par S&P en août 2011, l'indice du dollar a bondi de 10,4%. Cette année, en revanche, les investisseurs semblent fuir le dollar, dont l'indice a chuté de -10,4% depuis le début de l'année. Quels sont les facteurs qui ont motivé ce changement dans les préférences des investisseurs? Et qu'est-ce que tout cela signifie pour l'économie mondiale et les marchés financiers?
Utilisation et abus d'un privilège exorbitant
Depuis la réorganisation du système financier mondial à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont bénéficié des avantages liés au contrôle de la principale monnaie de réserve mondiale. Ce privilège leur a permis de s'assurer que le commerce mondial de produits clés tels que le pétrole était réglé en dollars. Cela a permis aux exportateurs de matières premières en particulier, et plus largement aux pays affichant des excédents commerciaux, de constituer d'importantes réserves en devise américaine. Ces réserves ont permis aux pays excédentaires d'acheter davantage de biens libellés en dollars américains et de placer le solde dans des bons du Trésor américain, contribuant ainsi à financer le déficit budgétaire des Etats-Unis.
Cependant, le rôle central du dollar dans le système a également donné aux administrations américaines un outil pour faire avancer leur programme de politique étrangère. Par exemple, en 2014, les Etats-Unis ont infligé une amende record de 8,9 milliards de dollars à BNP Paribas, qui a plaidé coupable d'avoir violé les sanctions américaines contre l'Iran. Bien que le financement des transactions sur matières premières en question ait été organisé par la filiale suisse d’une banque française, les Etats-Unis ont fait valoir que le fait que les transactions aient été réglées en dollars américains par l'intermédiaire de la succursale new-yorkaise de la banque leur donnait le droit de connaître l'identité de toutes les parties concernées. En résumé, les Etats-Unis ont exigé de superviser toutes les transactions en dollars, quel que soit le lieu où elles avaient lieu.
Plus récemment, dans le cadre des sanctions imposées à la Russie après l'invasion de l'Ukraine, les pays occidentaux ont décidé d'utiliser leurs armes financières et monétaires. Cela s'est traduit de deux manières. Premièrement, les Etats-Unis ont décidé d'exclure la Russie du système du dollar américain, y compris l'accès de certaines banques russes au réseau de paiements SWIFT. Deuxièmement, les Etats-Unis et l'Europe ont décidé de saisir les réserves de la Russie en bons du Trésor américain et en obligations souveraines en euros.
Ensemble, ces décisions équivalent à une militarisation du dollar américain.
Les États-Unis vont-ils renoncer à fournir la monnaie de réserve mondiale?
Comme nous l'avons souligné dans notre chronique d'avril dans Allnews, l'inconvénient de contrôler la monnaie de réserve mondiale est que l'émetteur doit enregistrer des déficits commerciaux et courants structurels afin d'assurer un approvisionnement suffisant de la monnaie à l'économie mondiale. Le président Trump est convaincu que les pays excédentaires ont profité des Etats-Unis, comme en témoignent les déficits bilatéraux, et a promis d'éliminer les pratiques commerciales «déloyales» afin de ramener des emplois manufacturiers aux Etats-Unis. Comme nous l'avons souligné alors, la réalisation de cet objectif pourrait s'avérer incompatible avec le maintien du «privilège exorbitant» que représente l'émission de la monnaie de réserve mondiale.
Bien que les droits de douane «réciproques» les plus élevés aient été suspendus pendant 90 jours, la Maison Blanche a maintenu un droit de douane forfaitaire de 10% sur pratiquement toutes ses importations. Cela a entraîné une hausse spectaculaire des recettes douanières, qui sont passées de 8,2 milliards de dollars en mars, avant l'annonce des nouveaux droits de douane, à 22,2 milliards de dollars en mai. Les recettes douanières du mois dernier représentent environ 13% du déficit budgétaire mensuel moyen depuis le début de l'exercice fiscal en cours. Il semble donc peu probable que les droits de douane soient considérablement réduits à l'expiration de la suspension, le 9 juillet. De plus, le seul accord commercial majeur conclu pendant la pause – celui avec le Royaume-Uni – a maintenu la plupart des droits de douane au taux de 10% initialement annoncé. Il semble donc plausible que le scénario le plus favorable verrait les droits de douane maintenus à 10%, ce qui représente tout de même un niveau quatre fois supérieur à la moyenne de l'ère Biden, qui se situait entre 2% et 3%.
La détérioration des fondamentaux du dollar
Ces dernières semaines, le projet de loi phare du président Trump (qu'il a baptisé «One Big Beautiful Bill», OBBB) a été examiné par le Congrès. Il a d'abord été approuvé par la Chambre des représentants avant d'être transmis au Sénat, où plusieurs modifications sont en cours de discussion. Les législateurs prévoient de le renvoyer à la Chambre pour approbation finale avant qu'il ne soit signé par le président le 4 juillet.
L'OBBB compte plus de 1000 pages et contient un éventail déconcertant d'initiatives, mais l'objectif général est clair : la Maison Blanche souhaite rendre permanentes les réductions d'impôts de Trump de 2017, ajouter de nouveaux allégements fiscaux (tels que des exonérations sur les pourboires), compensées en partie par certaines réductions des prestations sociales (telles que l'aide alimentaire et Medicaid) et par la location de terres publiques pour l'extraction minière, et d'augmenter les dépenses dans certains domaines ciblés (tels que la défense, la sécurité nationale, les plans de déportation massive, etc.).
Le résultat net devrait être une augmentation marquée des déficits budgétaires et du poids de la dette nationale. Le Bureau du budget du Congrès estime que l'OBBB ajoutera 2800 milliards de dollars aux déficits au cours de la prochaine décennie, tandis que le Comité pour un budget responsable calcule une augmentation de 3000 milliards de dollars. Cela représenterait une augmentation de 8% de la dette nationale, qui s'élève actuellement à 37’000 milliards de dollars selon usdebtclock.org, ce qui est l’équivalent de 123% du PIB actuel. Et avec des dépenses fédérales à 41% du PIB alors que les recettes fédérales représentent 33% et que le Congrès montre peu d'enthousiasme pour équilibrer le budget, le fardeau devrait s'alourdir d'année en année.
En outre, les paiements d'intérêts sur la dette fédérale ont grimpé en flèche à mesure que les besoins d'emprunt se sont accrus et que les taux d'intérêt ont augmenté. Les charges d'intérêts représentent désormais un poste budgétaire plus important que la défense. Comme souligné en avril, la loi de Ferguson stipule qu'un pays dans cette situation risque de «cesser d'être une grande puissance».
Dans ce contexte, il n'est guère surprenant que de nombreux pays excédentaires aient passé une grande partie de la dernière décennie à diversifier leurs réserves de devises, notamment en faveur de l’or.
Vers un système monétaire décentralisé
En outre, on observe une transition progressive vers l'utilisation d'autres devises que le dollar pour régler les échanges commerciaux bilatéraux. Ces dernières années, des pays comme la Chine, le Brésil, la Russie, la Turquie et l'Arabie saoudite ont fait part de leur intention d'utiliser leurs monnaies nationales. Par exemple, le Brésil et la Chine ont annoncé en mars 2023 qu'ils commenceraient à effectuer leurs échanges commerciaux en les réglant leurs monnaies respectives, tandis que l'Inde et la Malaisie ont convenu d'utiliser la roupie indienne pour solder leurs transactions commerciales.
Afin de faciliter les transactions, les différentes banques centrales concluent des accords de swap avec leurs homologues. La Banque populaire de Chine a actuellement conclu plus de 40 accords de swap avec d'autres banques centrales, notamment celles d'Arabie saoudite, d'Indonésie, du Brésil et de Russie. Cela signifie par exemple que les importateurs brésiliens de voitures chinoises peuvent payer leurs importations en BRL, tandis que les acheteurs chinois de soja brésilien peuvent régler leurs achats en CNY. Dans chaque cas, les banques commerciales des importateurs demanderont alors à leur banque centrale le montant équivalent dans la devise de l'exportateur, qui sera obtenu via la ligne de swap, puis transféré à l'exportateur.
Cela ne signifie pas que le renminbi ou le real vont supplanter le dollar américain dans un avenir proche. Cela signifie plutôt que nous pourrions passer d'un système centralisé dépendant du dollar à un système plus fragmenté.
Le système financier centré sur le dollar a bien servi le monde pendant des décennies. Une monnaie unique pour la plupart des transactions internationales, soutenue par l'économie et la puissance militaire les plus fortes du monde, et l'utilisation d'un système de règlement unique pour les transactions ont permis de réaliser d'énormes économies d'échelle et gains d'efficacité. Cependant, comme nous l'avons fait valoir, les Etats-Unis ne veulent plus supporter ce fardeau, tandis que nombre de leurs partenaires commerciaux ne se sentent plus à l'aise de dépendre autant d'une puissance hégémonique jugée plus instable et potentiellement moins amicale.
Le système de règlement commercial plus fragmenté que nous envisageons serait moins efficace et plus coûteux. Mais il présenterait certains avantages: plus de résilience et de flexibilité, moins de fragilité et de concentration des risques.