Les leçons d’une participation à l’assemblée de Berkshire Hathaway

Emmanuel Garessus

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Hendrik Leber, fondateur d’ACATIS, livre ses impressions de retour d’Omaha, déclare s’attendre à une nouvelle baisse et modifie son allocation géographique.

 

De retour d’Omaha, où s’est déroulée l’assemblée générale de Berkshire Hathaway, Hendrik Leber, fondateur et directeur du gérant de fonds ACATIS, a assisté à un événement historique, l’annonce du départ de Warren Buffett. Plus de 40'000 actionnaires ont applaudi le «Sage d’Omaha» à plusieurs reprises. Hendrik Leber répond aux questions d’Allnews sur les enseignements qu’il tire de cet événement et sur sa propre stratégie:

Quels sont les enseignements que vous tirez de la dernière assemblée de Berkshire Hathaway avec Warren Buffett à sa tête?

La première leçon: l’investisseur ne devrait pas s’énerver après une baisse des actions de 15%. Si le stress le gagne avec une telle volatilité, sa philosophie d’investissement n’est pas adéquate à son profil de risque. 

Le deuxième enseignement porte sur les perspectives à court et à long terme. Lors de la publication de leurs résultats trimestriels, de nombreuses entreprises tentent d'anticiper les chiffres du trimestre suivant. Ce faisant, elles s'aventurent sur un terrain glissant. Elles se concentrent sur les chiffres présentés par l'entreprise et non sur la stratégie de l'entreprise dans 5, 10 ou 20 ans. Le lendemain de l'assemblée, Tom Gayner de Markel a déclaré lors de sa réunion d'actionnaires à Omaha que les départements investisseurs des entreprises connaissent probablement des ratios tels que le ratio book/bill, mais qu'ils sont parfois incapables d'évaluer la situation de leur entreprise dans 5 ou 10 ans.

Que pensez-vous des déclarations politiques de Warren Buffett?

Warren Buffett a déclaré qu’on ne devrait pas utiliser le commerce comme une arme. Il s’est également plaint de l’excès de bureaucratie, laquelle ne peut mener qu’à davantage d’inflation et qu’à une baisse du taux de change. Le combat contre la bureaucratie est difficile et ingrat. D’une certaine manière, il a pris la défense d’Elon Musk. 

Les participants à l’assemblée étaient très curieux de connaître l’opinion et la perception des participants étrangers à l’égard de la politique américaine. Ces participants étaient essentiellement des supporters du parti démocrate, bien conscients des dommages causés par la politique économique de Donald Trump. 

J’avais l’impression que le sujet des droits de douane ne les avait pas encore vraiment touchés.

Par exemple, dans un magasin Buffett (Borsheims), un horloger n'a pas pu me renseigner sur les droits de douane que je devrais payer si je ramenais une montre en Europe.

Je note aussi que les participants à l’assemblée s’intéressent beaucoup aux effets de la politique de Trump sur l’économie américaine mais qu’ils ne sont pas conscients des conséquences de la politique de Trump sur les relations entre les Etats-Unis et le reste du monde, par exemple à l’égard du discours de J.D.Vance à Munich.

«L’entreprise restera la même dans cinq ans mais je doute que la culture restera identique.»

Est-ce que le niveau très élevé de la position cash a été débattu?

Warren Buffett a avoué qu’il essaierait de procéder à une acquisition de quelque 10 milliards de dollars au premier trimestre mais qu’il n’y était pas parvenu. Il a aussi parlé de possibles partenariats public-privé dans les infrastructures et de la difficulté à négocier avec 48 Etats américains parce que chacun avait sa propre stratégie. Il a mentionné le projet d’autoroutes interstate entre les Etats. Il se dit toutefois prêt à se lancer dans un projet d’infrastructure de ce type.

Comment le concept de valeur a-t-il évolué dans le temps chez Warren Buffett?

Au début de la société d’investissement, entre 1965 et 1972, Warren Buffett avait racheté Berkshire Hathaway parce que cette entreprise textile était très bon marché. Elle se portait d’ailleurs très mal. En 1972 il a dépensé davantage qu’il le voulait initialement dans son acquisition de See’s Candies et le concept de valeur est devenu synonyme d’«entreprise de qualité». La transformation de «bon marché» à «qualité» a été influencée par son adjoint Charlie Munger. 

En l’an 2000, Warren Buffett a été interrogé sur l’intérêt d’investir dans internet. Charles Munger pensait qu’il ne s’agissait que d’un thème éphémère. Berkshire Hathaway n’y a donc pas investi. 

A l’assemblée de 2016, Warren Buffet s’est penché sur le sujet des «erreurs et omissions», dans ce qu’il n’a pas investi mais dans ce qu’il aurait pu investir. Il a parlé de Microsoft, d’autant qu’il était ami de Bill Gates, de Google, qu’il a aidé dans son IPO, d’Amazon. Warren Buffett a alors déclaré que ses compétences ne concernaient que 10% de l’économie et qu’il ne pouvait pas expliquer les rouages du reste de l’économie. 

Une halle d’expositions, à Omaha, comprend les produits d’entreprises qu’il détient en portefeuille. On y trouve de nombreux produits physiques de l’économie américaine: des maisons pré-fabriquées, des bateaux à moteur, des avions, des chemins de fer, des éléments d’automobiles, des habits de sport, des sucreries, des meubles, des cadres pour photos. Ce vaste assortiment symbolise assez bien la philosophie de Warren Buffett.

Que pensez-vous de ses investissements dans l’énergie, comme les groupes pétroliers?

Warren Buffett a investi dans les groupes pétroliers, mais pas uniquement dans ce secteur puisqu’il est actif dans la production d’électricité et massivement dans l’énergie éolienne. C’est le plus grand fournisseur d’énergie éolienne des Etats-Unis. Il est présent presque dans toutes les énergies puisqu’il investit aussi dans le charbon.

Il investit aussi dans une branche de services comme l’assurance avec GEICO. Qu’en pensez-vous?

La division assurance est le moteur de Berkshire Hathaway. Elle apporte la trésorerie et avec celle-ci, il investit et gagne de l’argent dans des placements dans des entreprises cotées et privées. Dans l’assurance de véhicules, il est présent dans Geico ainsi que dans l’assurance de grands sinistres. 
GEICO a perdu passablement de parts de marché dans l’assurance ces dernières années parce qu’elle a maintenu un modèle très traditionnel. Todd Combs, son CEO, a réagi et il a massivement réduit les effectifs et fortement accru la rentabilité.

Est-ce que sa philosophie reste valable à un moment où la politique joue un rôle croissant?

Warren Buffett a clairement déclaré qu’il ne fallait pas parier contre les Etats-Unis, peu importe le président à sa tête. Il a rappelé les crises, comme le covid. Les présidents changent, mais l’économie continue de se développer. Warren Buffett semble ignorer les données macroéconomiques.

Sur le Japon, il a loué ses cinq placements dans des maisons de commerce japonaises. Personnellement je suis assez sceptique sur leur gestion du capital. J’ai rencontré les responsables de Marubeni, l’une de ces sociétés japonaises, qui s’est félicitée de la coopération avec Berkshire Hathaway.

A l’égard de sa cette philosophie, a-t-il répété qu’il préférait analyser le bilan d’une société plutôt que son compte de résultats?

En marge de l’assemblée, nous avons rencontré le professeur Stephen Penman. Il est l’auteur de «Financial Statement Analysis for Value investing» et il était le professeur de Todd Combs (GEICO). Le début de toute analyse commence par les états financiers, a-t-il dit. C’est un message que je trouve fantastique et rafraîchissant. Warren Buffett a indiqué qu’avec son bilan, au fil des années, une entreprise pouvait moins cacher sa situation qu’avec le compte de pertes et profits. Sur une comparaison du bilan sur 5 ans, il est très aisé de considérer la partie du bilan qui s’est accrue et celle qui s’est réduite. Si les intangibles augmentent, cela signifie qu’une société a procédé à plusieurs acquisitions. Ont-elles été rentables? On voit aussi à travers le bilan la qualité de la gestion du capital, les rachats d’actions, les dividendes. C’est avec le bilan que l’on  voit si l’on crée ou non de la valeur. Mes thèses se sont trouvées confirmées.

«Je pense que le prochain mouvement boursier sera à la baisse».

Que pensez-vous de Greg Abel, le successeur de Warren Buffett?

«Abel is able». Il est très bon dans la gestion opérationnelle d’une société mais n’est pas aussi charismatique que Warren Buffett. Il est moins cosmopolite et n’a pas l’humour de Warren Buffett. Greg Abel fera en sorte de mieux mettre en valeur les qualités de Berkshire Hathaway. Le rapport annuel de l’entreprise est aujourd’hui compliqué à lire. L’analyse des différents secteurs doit être facilitée et plus transparente. J’en espère une hausse du cours de l’action et un style plus conventionnel.  

Est-ce que Berkshire Hathaway restera à long terme fidèle à la politique de son fondateur?

L’entreprise restera la même dans cinq ans mais je doute que la culture restera identique.

Est-ce que vous conservez l’action?

Oui, mais je miserais davantage sur Tom Gayner de Markel pour obtenir une plus grande dynamique.

Vous gérez des fonds internationaux. Êtes-vous aussi pro-américains que Warren Buffett dans vos placements?

Non. Les Etats-Unis abandonnent d’eux-mêmes leur rôle de leader mondial. Longtemps, les Etats-Unis étaient les plus grands défenseurs du libre-échange. Aujourd’hui, ce sont les Européens. Les Etats-Unis laissent un grand vide derrière eux. La Chine l’occupera sans doute. Pour l’instant, j’ai 50% du portefeuille en titres américains, avec une tendance à la réduction, 30% en Europe, 10% au Japon et je monterai la part chinoise à 10%. Telle est ma nouvelle vision du monde.

Quand avez-vous décidé de réduire la part américaine?

La rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale a servi de déclencheur. Ce n’était plus le pays que je connaissais.
A propos des droits de douane, j’ai l’impression que Donald Trump ne sait pas ce qu’il entend faire, à quelle fin et quel compromis il vise.

Est-ce que la Chine est plus stable?

La Chine de Xi Jinping est plus prévisible. Prenons l’exemple des îles du Cap vert. Nous y étions dans les années 1990. L’endroit était totalement perdu. Nous y sommes retournés il y a quelques années. La Chine y était très présente. Ce que les Etats-Unis délaissent, les Chinois s’y précipitent. La stratégie à long terme est claire. 

J’étais récemment en Chine. J’y ai observé que 80% des automobiles étaient des véhicules électriques chinoises et 20% des voitures thermiques européennes. La stratégie chinoise est très intelligente à long terme.

Durant la pause sur les droits de douane américaine, la bourse est revenue à ses sommets. Quel sera le prochain mouvement?

Je pense que le prochain mouvement boursier sera à la baisse. Je constate que la réalité est sous-estimée. Les milieux financiers établissent des modèles mais ignorent les réalités. Lorsque les Américains verront que les jouets manquent dans les magasins, leur réveil sera douloureux. Le choc de la réalité sera dur. Ce week-end j’ai été frappé par leur formidable appétit à consommer.

Le marché des actions n’anticipe-t-il pas l’avenir non pas à 3 mois mais à 1 ou 2 ans?

Mon métier d’investisseur m’oblige à anticiper correctement les mouvements. Mon opinion s’éloigne effectivement du consensus, mais c’est ma valeur ajoutée.

Je prévois que l’inflation sera supérieure aux attentes en réponse aux droits de douane. Nous avons créé un produit dérivé qui profite d’une future hausse de l’inflation américaine. A cette fin, nous avons acheté pour 1,5 milliard de dollars de sous-jacent. Les taux swaps se situent seulement entre 1,3 et 1,5%. Cela signifie que les marchés financiers ne croient pas à un retour de l’inflation. Nous attendrons jusqu’à ce que la réalité économique, c’est-à-dire une hausse de l’inflation, provoque le réveil des marchés que nous anticipons. 

Les droits de douane provoquent une distorsion des facteurs de prix entre les pays. Si j’entrave la division du travail avec des droits de douane, l’efficience diminue et il en résulte une plus grande pénurie de certains produits. 

Le phénomène de hausse de l’inflation est réel et non pas seulement monétaire. Les produits sont réellement produits et les salariés sont réellement établis aux Etats-Unis. Il en résulte des frictions qui s’avèrent dommageables pour le système.

Partagez-vous le regain d’intérêt pour l’Europe, en réponse aux décisions de Donald Trump et au programme de relance allemand?

Le conflit commercial avec les Etats-Unis provoquera, à mon avis, l’émergence d’une vaste zone d’échanges commerciaux. Il serait formidable de voir l’Europe et les Etats-Unis sans droits de douane. Le commerce augmenterait sur l’Atlantique. Et en Asie, la Chine augmentera sa domination. J’étais récemment en Chine. Il n’est pas possible d’y vivre sans utiliser Alipay. C’est un monde à part fermé au reste du monde.

L’Europe est le nouveau partenaire de la Chine parce que cette dernière peut y exporter les voitures qu’elle ne peut plus vendre aux Etats-Unis. Si nous parvenons en Europe à créer une coalition des bonnes volontés, par exemple avec Emmanuel Macron, Keir Starmer, Friedrich Merz, une nouvelle dynamique peut survenir. Mais, pour l’instant, ce n’est qu’un espoir.

Où trouvez-vous des actions attractives en Chine?

Les Chinois sont leaders mondiaux dans différents domaines en produisant des biens très bon marché. En portefeuille, nous avons par exemple Fuyao Glass, leader mondial dans le verre pour automobile. La Chine s’est hissée au premier rang dans de nombreuses technologies, mais en Europe personne n’en connaît les noms. Même si je n’en apprécie pas la politique, je reconnais l’exceptionnelle qualité de ses entreprises.

La concurrence, par exemple dans les véhicules électriques, est très rude en Chine, n’est-il pas difficile d’en déduire les gagnants dans cinq ans?

Il n’est pas aisé de dire si la Chine est communiste ou capitaliste. Je sépare les biens d’investissement, une domaine politisé, des biens de consommation, complètement capitaliste. 

Les cafés Starbucks que nous rencontrons ici sont les Luckin Coffee en Chine, une société qui est bien plus grande que Starbucks. Dès qu’un Luckin Coffee est créé à un endroit, d’autres émergent très vite dans son entourage. Quand une idée fonctionne, elle est immédiatement reprise par des concurrents, mais finalement un seul groupe survit à ce processus. Il en résulte une incroyable course à la performance. Dans quelques secteurs, nous pouvons désigner les futurs vainqueurs de cette concurrence, par exemple dans le textile, les chemins de fer ou le verre.

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