Vous avez dit «big five»?

Peter de Coensel, DPAM

4 minutes de lecture

Banques centrales, plateformes et taux, ces «clubs des cinq» qui exigent de réviser la logique habituelle.

Il ne sera pas question ici des fameux «big five», ces animaux dangereux tels que le lion, le léopard, le buffle, l’éléphant ou le rhinocéros que chaque amateur de safari rêve de pouvoir photographier. Il s’agira plutôt d’évaluer l’impact des politiques menées par les cinq plus grandes banques centrales, de décrypter le message que nous envoient les cinq plus grosses capitalisations du S&P 500, et d’examiner quels sont les cinq pays du G20 qui affichent les taux à 10 ans les plus élevés ainsi que ceux qui ont les taux les plus bas.

De l’immunité des marchés de taux

Ces dernières semaines, la plupart des banques centrales des pays industrialisés ont abandonné le mode «urgence» pour revenir à une action de durcissement plus contrôlée de leurs politiques monétaires très accommodantes. Et, à la surprise générale, presque tous les marchés obligataires sont repartis à la hausse. Seraient-ils immunisés contre la hausse des taux? Cette hypothèse paraît infondée dès lors que l’on agrège les bilans des cinq principales banques centrales (Fed, BCE, BoJ, BPC et BoE). Ils représentent ensemble un montant d’un plus de 32'000 milliards de dollars, soit environ 33% d’un PIB mondial qui devrait avoisiner les 95'000 milliards de dollars d’ici la fin 2021.

Cette croissance des bilans est tout à fait remarquable, mais comme nous l’avions déjà évoqué précédemment, ce ne sont pas les flux engendrés par les achats d’actifs qui font pression sur les taux longs. Si ces derniers restent déprimés et que globalement les taux se maintiennent à bas niveau, c’est parce qu’ils subissent la triple action de la croissance des bilans, de leur gonflement ininterrompu ainsi que du zèle que mettent les autorités monétaires à procéder à de nouveaux rachats d’actifs. De plus, les banques centrales bénéficient d’un avantage certain par rapport aux investisseurs taux fixes privés, car chacune sait avec une quasi-certitude que les politiques d’assouplissement quantitatif resteront un phénomène temporaire.

Le gonflement des bilans des banques centrales s’est accompagné d’une inflation des actifs boursiers.

Sur le plan du rapport bilan/PIB nominal, la banque centrale du Japon arrive en tête avec une proportion de 133%. Elle est suivie par la BCE (64%), puis par les banques centrales américaine, chinoise et britannique dont le rapport se maintient aux alentours de 33%. La pression sur les taux longs américains et britanniques est de fait moins importante que celle sur les taux nippons et sur ceux de la zone euro et, pour ce qui concerne la Chine, la BPC dicte le niveau des taux et la valeur de la devise. Par conséquent, même si à court terme les taux traversent une période de volatilité, à long terme, ils sont fermement contenus par l’environnement bilanciel, une raison qui pourrait être suffisante pour empêcher le marché des titres à taux fixes d’entrer dans une véritable spirale baissière.  

Les plateformes à l’assaut du S&P 500

Le gonflement des bilans des banques centrales s’est accompagné d’une inflation des actifs boursiers. Il est fréquemment avancé que l’un nourrit l’autre et que les deux évoluent de manière synchrone. Cette explication paraît simpliste, en particulier au vu de l’évolution des entreprises qui ont le plus prospéré ces dix dernières années. Elles possèdent une caractéristique commune, celle de fonctionner sur la base d’une plateforme, d’un écosystème numérique qui met en relation acheteurs et vendeurs. Et grâce à l’effet réseau, ces entreprises gagnent d’importantes parts de marché. Par ailleurs, elles sont peu gourmandes en capitaux, elles bénéficient de faibles coûts marginaux et leurs modèles économiques sont de plus en plus diversifiés. Pensons à la marque blanche Upwork, service de recrutement en ligne, aux plateformes «freemium» comme Linkedln, aux labels privés d’Amazon, à la monétisation des API (interfaces de programmation des applications), à l’apparition de modèles basés sur un token interne tel que celui d’Open Bazaar ou encore ceux qui font de la «finance embarquée» comme Ant Group… Leur liste ne cesse de s’allonger et ces entreprises vont encore accroître leur mainmise sur de nombreux secteurs. Cette évolution a eu un impact très marqué sur le S&P 500. A l’heure actuelle, cinq titres (Apple, Microsoft, Google, Amazon et Tesla*) représentent environ 25% de sa capitalisation boursière. Il faut remonter à la période 1965-1975 pour observer une telle concentration. A l’époque, le marché était essentiellement dominé par IBM et AT&T, une situation qui a perduré puisqu’IBM est restée la plus grosse capitalisation du marché boursier américain pendant 21 ans. En comparaison, Apple ne l’occupe que depuis 10 ans!

Au niveau du marché, si l’on considère les modèles d’affaires basés sur une plateforme comme un secteur, alors l’univers d’investissement change radicalement. Il en va de même pour l’indice dont le profil risque/rendement évolue très vite. Or, tenter de valoriser des actions du 21e siècle sur la base de modèles datant du 20e peut s’avérer périlleux : il est donc impératif de procéder à de nouvelles recherches afin de mieux saisir la logique qui sous-tend les valorisations actuelles.

La tendance générale est donc à la convergence des taux, les épisodes de divergence ayant été de courte durée et mis à profit par des investisseurs institutionnels en quête de rendements.
Convergence des taux

Pour revenir aux marchés de taux, examinons parmi les pays du G20 ceux qui affichent les 5 taux à 10 ans les plus élevés et ceux dont les taux sont les plus bas (rappelons qu’au niveau mondial, le G20 représente environ 60% de la population, 80% du PIB et 75% des échanges commerciaux). Les pays qui présentent les taux les plus élevés exprimés en dollars sont par ordre décroissant, la Turquie (6,30%), le Brésil (4,52%), le Mexique (3,00%), la Chine (2,88%) et la Russie (2,66%). Au vu de la réputation douteuse de sa banque centrale, il paraît étonnant que la Turquie bénéficie d’un taux aussi intéressant. Cependant, du fait du contrôle exercé par le gouvernement sur son budget ainsi que d’un déficit des transactions courantes qui reste modeste, son risque débiteur reste limité. En ce qui concerne le Brésil, ses obligations à 10 ans ont subi une double pression résultant d’une part de la réunion de la Fed fin septembre et, d’autre part, de l’augmentation de risque découlant de la politique budgétaire du pays.

Les pays qui affichent les taux à 10 ans les plus bas sont l’Allemagne (-0,30%), la France (+0,05%), le Japon (+0,06% en yens), le Royaume-Uni (+0,84% en livres sterling) et l'Italie (+0,87%). Par conséquent, si l'on exclut la Turquie et l'Argentine, les taux à 10 ans des membres du G20 fluctuent dans une fourchette de 5% (de -0,30% à 4,5%). L’écart se réduit même à 3% dès que l’on sort l’Allemagne et le Brésil. La tendance générale est donc à la convergence des taux, les épisodes de divergence ayant été de courte durée et mis à profit par des investisseurs institutionnels en quête de rendements. De plus, les éléments qui donneraient à penser qu’une orientation moins accommodante des politiques monétaires des pays développés serait à même d’inverser cette tendance à la convergence sont plutôt rares.

Divergence entre économie et finance

Les cinq principaux indicateurs économiques, à savoir la croissance, l'emploi (ou le chômage), l'inflation, la demande, l'offre et les échanges commerciaux, sont les facteurs fondamentaux qui, pris isolément, pourraient donner une image complètement différente de celle décrite ci-dessus. La persistance de politiques monétaires et fiscales interventionnistes a réduit la valeur de signal de ces données purement économiques.

La convergence entre fondamentaux économiques et marchés financiers n'est sans doute pas prête de se produire. La révolution qui s’opère au niveau des modèles d’affaires en ce début de 21e siècle intervient au moment même où la main visible des pouvoirs publics tente de favoriser croissance inclusive et justice sociale. Si l’on y ajoute les problématiques liées au changement climatique et qui exigent urgemment des réponses, ce cocktail a de quoi effrayer les dirigeants politiques. Or, leurs promesses, nombreuses lors du G20 ou de la COP 26, sont trop rarement suivies d’effets. Chine, Etats-Unis, Inde, Russie et Japon, ces cinq pays qui représentent 60% des émissions de gaz à effet de serre ne se sont engagés à réduire ces dernières qu’à leur corps défendant. La voie de la divergence est donc grande ouverte : réalité économique et marchés financiers vont s’éloigner et ce phénomène affectera toutes les catégories d’actifs.

 

* Tesla a récemment devancé Facebook Inc. qui est devenue entretemps Meta Platforms Inc.

A lire aussi...