Une économie mondiale sans matelas de sécurité

Stephen S. Roach, Université de Yale

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L’optimisme croissant des marchés déteint par rapport à la confluence de chocs incessants et la diminution du matelas commercial.

Grâce aux données désormais disponibles sur une année complète, nous commençons à prendre conscience du danger auquel l’économie mondiale a échappé de justesse en 2019. D’après les toutes dernières estimations du Fonds monétaire international, le PIB mondial a augmenté de seulement 2,9% l’an passé – soit sa plus mauvaise performance depuis la nette récession observée au plus fort de la crise financière mondiale de 2009, et loin du rythme de 3,8% de la reprise d’après-crise sur la période 2010-2018.

En surface, une croissance mondiale de 2,9% n’apparaît pas problématique. Quarante années de recul nous prouve cependant le contraire. Depuis 1980, la croissance tendancielle du PIB mondial atteint en moyenne 3,5%. Dans n’importe quelle économie, comme au niveau planétaire, la clé pour évaluer les implications de la croissance réside dans les éloignements observés par rapport à cette tendance – dans l’esprit de ce que l’on appelle l’écart de production. La baisse de l’an dernier (0,6 point de pourcentage) par rapport à la tendance a très inconfortablement rapproché la croissance du seuil mondial de récession largement admis, à savoir environ 2,5%.

«Les prévisions sont toujours un exercice difficile,
surtout lorsqu’elles concernent l’avenir.»

Si les économies dans leur individualité se contractent naturellement en période de franche récession, c’est rarement le cas pour l’économie mondiale dans son ensemble. Grâce aux travaux approfondis du FMI sur l’économie planétaire, qui couvrent un large ensemble de 194 pays, nous savons que lors d’une récession mondiale, environ la moitié des économies de la planète se contracte généralement, tandis que l’autre moitié poursuit son expansion – à un rythme certes modeste. Or, la récession mondiale survenue il y a dix ans a nettement fait exception à cette règle: début 2009, pas moins de trois quarts des économies de la planète étaient en situation de contraction, ce qui a fait pencher la balance du côté d’une rare contraction franche du PIB mondial, premier ralentissement de cette ampleur pour l’économie mondiale depuis les années 1930.

Pour les analystes du cycle mondial des affaires, une croissance de 2,5% à 3,5% est considérée comme une zone de danger. Lorsque la croissance de la production mondiale tombe dans la moitié inférieure de cette fourchette – comme ce fut le cas en 2009 – les risques de récession mondiale doivent être pris au sérieux. Comme souvent dans les projections officielles ou institutionnelles, le FMI prévoit une légère accélération de la croissance annuelle du PIB mondial en 2020 et 2021, à savoir respectivement 3,3% et 3,4%. Mais comme l’a dit un jour le physicien Niels Bohr, «Les prévisions sont toujours un exercice difficile, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir». Posez la question au FMI, qui a revu à la baisse ses prévisions mondiales à six reprises consécutives. De toute évidence, rien ne garantit que ses toutes dernières projections se réaliseront.

Une croissance mondiale inférieure à la tendance
est une croissance qui approche de sa vitesse de décrochage.

Les risques baissiers sont d’autant plus inquiétants qu’une prévision de croissance de 2,9% pour l’économie mondiale souligne le manque de matelas confortable susceptible d’amortir un choc. Or, comme je l’ai récemment expliqué, la prévision des chocs est un jeu de dupes. Les mesures draconiennes actuellement appliquées par la Chine pour contenir le coronavirus mortel de Wuhan doivent nous rappeler que les chocs sont beaucoup plus fréquents que nous semblons le penser. Il y a quelques semaines, intervenait la possibilité d’une guerre totale entre les États-Unis et l’Iran. Avant cela, la guerre commerciale sino-américaine se faisait de plus en plus tendue.

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’une croissance mondiale inférieure à la tendance, notamment lorsqu’elle chute dans la moitié inférieure de la fourchette des 2,5% à 3,5%, est une croissance qui approche de sa vitesse de décrochage. Le monde est par conséquent plus vulnérable à une récession qu’il le serait dans un environnement plus dynamique de croissance mondiale supérieure à la tendance.

Le même message émane clairement d’un examen des risques dans le cycle mondial des affaires, qui constitue depuis longtemps le principal moteur de la croissance mondiale au sein d’une économie planétaire reliée par ses chaînes logistiques. La toute dernière évaluation du FMI situe la croissance du commerce mondial à seulement 1% en 2019 – soit sa septième révision consécutive à la baisse. La performance commerciale a en effet enregistré l’an dernier son plus mauvais résultat depuis la plongée historique des 10,4% de 2009, pire contraction depuis les années 1930. Comparé à une moyenne de 5% sur la période 2010-2018, ce ralentissement de la croissance des échanges commerciaux mondiaux, qui s’est élevée à seulement 1% en 2019, apparaît d’autant plus alarmant. C’est en effet la quatrième plus mauvaise année observée depuis 1980, sachant que les trois pires – 1982, 2001 et 2009 – ont chacune été associées à une récession mondiale.

Il est impossible d’ignorer l’impact des mesures protectionnistes
nées du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine.

La croissance du commerce mondial n’a jamais retrouvé son rythme d’avant-crise, un manquement qui fait l’objet d’un débat intense ces dernières années. Si beaucoup y voyait initialement la conséquence d’une faiblesse inhabituelle des dépenses d’investissement des entreprises, il est impossible d’ignorer l’impact des mesures protectionnistes nées du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine. Les deux camps ayant désormais convenu d’une trêve, sous la forme d’un accord commercial de «phase 1», l’espoir existe de voir s’améliorer le pronostic lié au commerce. Illustration de cet espoir, l’actualisation de janvier émanant du FMI prévoit un léger rebond en direction d’une croissance moyenne du commerce mondial de 3,3% pour la période 2020-2021. Seulement voilà, la moyenne des droits de douanes américains sur les importations en provenance de Chine étant vouée à atteindre environ 19% après même la signature de l’accord – plus de six fois supérieure aux 3% d’avant-guerre commerciale – et compte tenu de plusieurs signes inquiétants d’escalade des tensions commerciales entre les États-Unis et l’Europe, cette prévision pourrait bien, à l’instar de celles des années précédentes, demeurer un vœu pieux.

Tous ces éléments témoignent clairement de l’état précaire du cycle mondial des affaires. Historiquement, l’expansion rapide du commerce transfrontalier a joué un rôle majeur dans le matelas de croissance mondiale qui permettait d’amortir les chocs trop fréquents subis par l’économie planétaire. Entre 1990 et 2008, la croissance annuelle du commerce mondial était plus rapide de 82% que la croissance du PIB mondial. 

Aujourd’hui, en revanche, et reflétant le ralentissement inhabituellement prononcé de la croissance du commerce mondial depuis la crise, ce matelas a considérablement perdu en épaisseur, ce pourcentage s’élevant à seulement 13% sur la période 2010-2019. L’économie mondiale approchant dangereusement de sa vitesse de décrochage, la confluence de chocs incessants et d’un matelas commercial réduit soulève de sérieuses questions quant au regard de plus en plus optimiste que portent les marchés financiers sur les perspectives économiques mondiales.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2020.
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