Taux longs et marchés actions: liaisons dangereuses?

Emmanuel Kragen, Kepler Cheuvreux Solutions

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Le «retour» de l’inflation et la hausse des taux longs peuvent-ils faire dérailler le rallye actions?

Après les craintes de déflation du printemps 2020, l’inflation fait son retour – ou plus exactement, les craintes d’une remontée de l’inflation refont surface.

Il est désormais intégré par les investisseurs que l’inflation devrait connaître une «bosse» au milieu de cette année. Aux Etats-Unis en particulier, un pic d’inflation à 3% en glissement annuel pourrait ainsi être atteint à l’été. Les facteurs sont bien identifiés, notamment les facteurs cycliques: effet de base favorable en raison de comparables particulièrement bas au S1 2020; maintien de goulets d’étranglements et chaînes de production encore perturbées par la pandémie; hausse des prix des matières premières; forte demande lors de la réouverture des économies. Cette demande sera d’ailleurs accentuée aux Etats-Unis par un plan de relance d’obédience très fortement keynésienne.

Dans ce contexte, les anticipations d’inflation ont bien progressé, tant celles des marchés (swap forward, point mort d’inflation…) que celles des ménages et des entreprises. L’enquête mensuelle publiée par l’université du Michigan sur la confiance des consommateurs montre ainsi que les ménages anticipent une inflation de 3% d’ici un an, au plus haut depuis 2014. Les entreprises quant à elles mentionnent des hausses de prix en amont du processus de production et, surtout, sont de plus en plus nombreuses à indiquer vouloir répercuter ces hausses sur leurs clients finaux.

Aux Etats-Unis, les pressions inflationnistes
devraient s’avérer plus durables qu’en Europe.

La hausse des anticipations d’inflation alimente en retour la hausse des taux nominaux, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Le fait est que, jusqu’à très récemment, la hausse des taux longs s’expliquait quasi-exclusivement par celle des points morts d’inflation, une configuration généralement plutôt favorable aux marchés actions.

Les taux réels restent quant à eux sur des niveaux particulièrement bas, tant aux Etats-Unis qu’en zone euro, mais ils commencent à remonter. Il est peu probable que les taux réels remontent fortement et durablement en zone euro (encore qu’on ne puisse pas exclure un choc de Value at Risk à la 2015). La croissance potentielle y est faible, et la BCE devrait ignorer les tensions inflationnistes de court terme et laisser sa politique monétaire inchangée.

En revanche, aux Etats-Unis, les pressions inflationnistes devraient s’avérer plus durables qu’en Europe. Le paquet budgétaire et l’amélioration du marché du travail devraient pousser les salaires à la hausse, l’immobilier devrait impacter la composante équivalent loyers des indices de prix à la consommation, et l’écart de production devrait être refermé d’ici la fin de l’année. Tout ceci fait que l’inflation américaine resterait nettement au-dessus de 2% au second semestre. Dans ce contexte, est-il justifié que la Fed continue d’acheter mensuellement 120 milliards de dollars de titres?

Jusqu’à présent, Powell a été accommodant, en déclarant qu’il était trop tôt pour discuter de la réduction des achats de titres de la Fed. Mais l’impression demeure que cette tactique ne vise qu’à éviter un nouveau «taper tantrum» après celui de mai 2013: la Fed laisserait le marché faire seul le travail de réajustement des anticipations. Le débat sur le «tapering» devrait s’intensifier entre le début et la fin de l’été. Il s’accompagnerait d’une hausse des taux réels. Cette dernière pourrait être préjudiciable aux marchés actions, notamment aux secteurs à duration longue et/ou à valorisation élevée.

Le risque d’une remontée brutale pour des raisons
de convexité ne peut pas être exclu.

La corrélation entre les taux longs et les marchés actions est structurellement positive depuis une vingtaine d’année, en fait depuis l’accession de la Chine à l’OMC. Les craintes inflationnistes récurrentes des années 70, 80 et 90 ont alors été remplacées par des pressions déflationnistes et une faiblesse structurelle de la croissance économique. Cela étant, la corrélation n’est pas stable dans le temps, et des périodes de décorrélation importantes ont eu lieu à plusieurs reprises dans le passé (mi 2006, mi 2013, fin 2018). A chaque fois, les investisseurs ont eu peur d’une politique monétaire inappropriée de la Fed. Dans les deux premiers cas, le drawdown des marchés actions a été relativement limité (autour de 10%), tandis que dans le dernier cas (2018) le drawdown a été beaucoup plus important: les craintes de hausse excessive des taux longs ont été remplacées par des craintes de récession, obligeant in fine la Fed à capituler.

Nous ne sommes pas actuellement dans cette configuration; il nous semble que le marché actions devrait supporter relativement bien des taux longs américains autour de 1.5% (ie des taux réels autour de -0.5%). A contrario, 2% pourrait être vu comme un palier critique, mais tout dépend du rythme de la remontée des taux longs. Le risque d’une remontée brutale pour des raisons de convexité ne peut pas être exclu.

Nous prévoyons depuis plusieurs mois maintenant que le rendement des obligations 10 ans du Trésor américain devrait se situer dans une fourchette de 1,5 à 2,0 % d'ici fin 2021. Nous laissons ces prévisions inchangées, même si le marché va très vite.

Dans le même temps, la partie courte de la courbe des taux (2 ans) devrait rester bien ancrée par les déclarations rassurantes de la Fed au sujet de sa politique monétaire. Les investisseurs restent ainsi convaincus que la Fed ne remontera pas ses taux directeurs avant 2023. Le mouvement de pentification «par le haut», entamé en septembre dernier, devrait donc se maintenir au cours des prochains mois. Avec à la clé, un rattrapage au moins temporaire des valeurs cycliques décotées et des financières.