Plus de guerre, c’est aussi plus d’inflation

Nouriel Roubini, Université de New York

3 minutes de lecture

La grande modération est morte et enterrée. Voici venu le temps de la grande crise de la dette stagflationniste.

© Keystone

L’inflation se sera, en 2022, brusquement rappelée à nous, tant dans les économies avancées que sur les marchés émergents. Les tendances de fond suggèrent que le problème n’a rien de transitoire, et qu’il est là, bien au contraire, pour durer. Ainsi de nombreux pays sont-ils aujourd’hui engagés dans des «guerres», réelles ou métaphoriques, qui conduiront au creusement des déficits budgétaires, à une monétisation croissante de la dette et à la hausse des taux d’inflation.

Le monde souffre d’une forme de «dépression géopolitique», que vient couronner l’escalade de la rivalité entre l’Occident et les puissances révisionnistes alignées (sinon alliées) que sont la Chine, la Russie, l’Iran, la Corée du Nord et le Pakistan. Les temps sont à la guerre, déclarée ou froide. La brutale invasion de l’Ukraine par la Russie peut encore s’étendre et contraindre l’OTAN à réagir. Israël – et avec lui les États-Unis – est engagé sur une route de collision avec l’Iran, qui n’est plus loin du seuil d’accession à la puissance nucléaire. Le Moyen-Orient, plus largement, est un baril de poudre. Pendant ce temps les États-Unis et la Chine, face à face, se disputent la domination de l’Asie et se demandent si ou quand Taïwan sera réunie par la force au continent.

En conséquence de quoi les États-Unis, l’Europe et l’OTAN réarment, comme à peu près tout le monde au Moyen-Orient et en Asie, le Japon compris, qui s’est lancé dans un effort militaire comme il n’en avait pas connu depuis des dizaines d’années. Partout, l’augmentation des dépenses d’armement, conventionnel ou non (non seulement nucléaire, mais cyber, biologique et chimique), n’est rien moins que certain, et les finances publiques en pâtiront.

La guerre mondiale contre les changements climatiques coûtera cher elle aussi, tant au secteur public que privé. Il faudra des milliers de millions de dollars par an pendant les décennies à venir pour atténuer la modification du climat et s’y adapter, et il serait stupide de croire que ces investissements accéléreront la croissance. Après une guerre réelle qui a détruit en grande part le capital physique d’un pays, une forte augmentation des investissements peut bien sûr se traduire par une expansion économique; le pays en question s’est pourtant appauvri, car il a perdu une part importante de son patrimoine. il en va de même des investissements climatiques: une portion significative des équipements existants devront être remplacés, qu’ils soient devenus obsolètes ou qu’ils aient été détruits par des événements météorologiques dus aux changements climatiques.

On estime d’ores et déjà que la charge de cette dette implicite non financée est proche du niveau explicite de dette publique dans les économies les plus avancées.

Nous menons aussi une guerre coûteuse contre les pandémies futures. Pour toutes sortes de raisons – dont certaines sont liées aux changements climatiques –, les flambées épidémiques susceptibles d’évoluer en pandémies seront plus fréquentes. Que les pays investissent dans la prévention ou réagissent aux futures crises sanitaires après avoir été frappés, ils seront durablement confrontés à une hausse de leurs coûts, qui s’ajoutera au poids de plus en plus lourd que fait peser le vieillissement des populations sur les systèmes de soins de santé et les régimes de retraite par répartition. On estime d’ores et déjà que la charge de cette dette implicite non financée est proche du niveau explicite de dette publique dans les économies les plus avancées.

Nous serons en outre contraints de mener une guerre contre les effets perturbateurs de la «mondiatique» («globotics»), ou combinaison de la mondialisation et de l’automation (notamment l’intelligence artificielle et la robotique), qui menacent un nombre croissant des activités assurées non seulement par les cols-bleus mais aussi par les cols-blancs. Les administrations publiques seront poussées à aider celles et ceux qui seront restés sur le bord de la route, que ce soit au moyen de revenus de base, de transferts budgétaires considérables ou de services publics beaucoup plus développés.

Même si l’automation produit une accélération de la croissance, ces coûts demeureront importants. Ainsi un maigre revenu de base de 1000 dollars mensuels coûterait-il aux États-Unis environ 20% de leur PIB.

Enfin, nous devons aussi livrer une guerre urgente (et liée à ce qui précède) au creusement des inégalités de revenus et de patrimoine. Faute de quoi le malaise ressenti par les jeunes et par de nombreux ménages d’employés et d’ouvriers ou des classes moyennes continuera d’alimenter des réactions de rejet de la démocratie libérale et du capitalisme de marché. Pour empêcher des régimes populistes d’accéder au pouvoir et de mener des politiques économiques irresponsables et insoutenables, les démocraties libérales devront dépenser des fortunes afin de renforcer leur système de protection sociale – ce que beaucoup ont déjà entrepris.

Mener ces «guerres» coûtera cher, et des facteurs économiques comme politiques réduiront la capacité des gouvernements à les financer par des hausses d’impôts. Le ratio recettes fiscales / PIB est déjà très élevé dans la plupart des économies avancées – en Europe surtout – et l’évasion fiscale, l’évitement fiscal, mais aussi l’arbitrage des litiges fiscaux vont encore compliquer les tentatives de hausses d’impôts sur les hauts revenus et les grandes fortunes (dans l’hypothèse où de telles mesures parviendraient à surmonter les obstacles des lobbyistes et à s’assurer du soutien des partis de centre droit).

Ainsi la poursuite de ces guerres nécessaires va-t-elle augmenter la dépense et les transferts publics par rapport au PIB, sans qu’une hausse des recettes fiscales ne vienne la compenser. Les budgets verront croître leur déficit structurel, qui dépassera le niveau actuel, ce qui pourrait conduire à des taux d’endettement insoutenables, qui renchériront le coût de l’emprunt et conduiront à des crises de la dette, avec leurs effets évidemment néfastes sur la croissance économique.

Pour les pays qui empruntent dans leur propre monnaie, un choix commode consistera à permettre qu’une hausse de l’inflation réduise la valeur réelle à long terme des dettes à taux fixe. Cette stratégie fonctionne comme un impôt sur les épargnants et les prêteurs, en faveur des emprunteurs et de ceux qui se sont endettés, et elle peut être menée de pair avec des mesures drastiques comme la répression financière, les impôts sur le capital, voire le défaut pur et simple (pour les pays qui ont emprunté en devises étrangères ou ont principalement contracté des dettes soit à court terme soit indexées sur l’inflation). Dans la mesure où cet «impôt d’inflation» joue comme une forme subtile et subreptice d’imposition, qui ne nécessite ni législation ni accord formel, elle exerce l’attraction du moindre effort lorsque dette et déficit sont de plus en plus insoutenables.

Je me suis principalement attaché aux facteurs de la demande qui conduiront à une hausse des dépenses, des déficits, de la monétisation de la dette et de l’inflation, mais nombre de chocs agrégés d’offre pourraient à moyen terme s’ajouter aujourd’hui aux pressions stagflationnistes, renforçant les risques de récession et de crises de la dette en cascade. La grande modération est morte et enterrée. Voici venu le temps de la grande crise de la dette stagflationniste.

 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

 
Copyright: Project Syndicate, 2022.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...