Depuis le début de l’année, le Bund 10y évolue dans un range de 60bps, entre 2,30% et 2,90%.
Mais cela fait maintenant deux mois que ce range s’est rétréci à 30bps. Et malgré cela, aucune rupture dans une direction ne se profile. Le Bund 10y semble suspendu dans une phase d’hésitation prolongée entre 2,40% et 2,70%.
Si cette inertie est a priori inoffensive, elle a toutefois un effet collatéral indésirable; elle offre un terrain fertile à une certaine forme de distorsion mentale. Car, lorsque le marché s’abstient de donner une direction, le risque augmente de voir la nôtre devenir floue.
D’ordinaire, les stratégies de momentum et les stratégies de retour à la moyenne s’opposent et se relaient dans une dynamique familière aux gérants. Mais aujourd’hui, ni l’une ni l’autre ne semble dominer. Le Bund ne suit pas de tendance, il ne corrige pas: il oscille.
Le terrain mental du range
Et c’est tout l’enjeu.
Un marché «en range» ne génère pas d’informations claires. Il en appelle à l’interprétation. Et celle-ci, bien souvent, s’appuie sur des schémas mentaux préexistants: nos convictions, nos positions en portefeuille, nos expériences passées. C’est là que s’active tout un arsenal de biais cognitifs, parfois discrets, mais souvent décisifs. Parmi eux:
- Le biais de confirmation: nous avons tendance à chercher les informations qui confortent notre lecture du marché et à écarter les signaux qui la contredisent.
- L’effet d’ancrage: un niveau de taux – par exemple 2,50% – devient une boussole implicite. Chaque variation autour de ce chiffre est surinterprétée.
- Le biais de statu quo: face à l’absence de tendance claire, l’inaction devient la norme, même lorsque l’environnement justifierait des ajustements.
La gestion dans un environnement sans direction n’est donc pas seulement affaire de stratégie. Elle est affaire de discipline mentale.
Prenons le biais de confirmation. Plutôt que de chercher dans le marché la validation de nos vues, cet épisode nous a obligés à systématiquement revoir les arguments qui l’invalident. Si cela n’a pas conduit à une révision de nos hypothèses directionnelles, nous avons volontairement recherché les forces de rappel susceptibles de prolonger cette situation de range inconfortable. Et elles ne manquaient pas: stabilité des anticipations d’inflation, prudence des banques centrales ou encore demande structurelle pour des actifs sûrs, pour n’en citer que quelques-unes.
Autre exemple: l’anchoring effect. Plutôt que de raisonner autour d’un «taux pivot» implicite, nous avons revu notre grille de lecture en nous demandant si le niveau actuel était vraiment pertinent. Cela nous a poussés à regarder au-delà de la mécanique technique du Bund, vers des éléments plus fondamentaux: le comportement des acheteurs de duration, le positionnement spéculatif, les perspectives réelles d’émission nette… autant de facteurs qui relativisent la portée d’une simple borne médiane. Conclusion? Nous maintenons nos convictions avec un positionnement à la baisse des taux longs.
Cette approche ne s’est pas limitée à la gestion de la duration. Elle s’est également appliquée à notre lecture du crédit.
Ces derniers mois, nous avons procédé à une réallocation partielle du risque crédit vers du risque de courbe, en migrant une partie de l’exposition HY vers des positions longues en souverains, agences et supras. L’objectif: capter le roll down sur la partie la plus pentue de la courbe, avec un profil de convexité mieux adapté à un environnement incertain.
Là aussi, nous avons testé la robustesse de notre choix en le confrontant à des contre-arguments: persistance du faible taux de défaut sur le HY, portage toujours attractif, et résilience du segment dans un environnement de croissance modeste. En effet, cette migration n’a pas été sans coût relatif: le HY continue de bien se tenir et nos arbitrages n’ont pas encore exprimé tout leur potentiel en termes de performance relative.
Ainsi, plutôt que de conserver par inertie une exposition au crédit simplement parce qu’elle «fonctionne», nous avons choisi d’anticiper une possible dissymétrie de comportement si la volatilité venait à réapparaître sur les taux ou le cycle. Dans ce sens, le positionnement long courbe offre une forme de convexité qui n’existe plus dans les spreads compressés du HY.
Et si ce corridor durait?
C’est la question.
Cette hypothèse, autrefois marginale, mérite aujourd’hui d’être prise au sérieux – et intégrée à nos scénarios de gestion.
Il y a des raisons structurelles qui pourraient expliquer un maintien prolongé dans la zone actuelle: la plus importante d’entre elle étant l’absence de catalyseur monétaire clair. La BCE, bien qu’ayant entamé une phase de détente, reste prudente dans sa communication. Le marché n’a ni l’assurance d’une baisse rapide, ni celle d’un maintien prolongé. Cette indétermination ancre les anticipations dans une zone médiane.
Face à cette perspective, notre gestion continue de se structurer autour de trois piliers:
- Exploiter le carry là où il est robuste. Cela permet d’amortir l’absence de direction en générant un rendement d’attente.
- Piloter la convexité avec des stratégies optionnelles, positionnées non pas sur une direction attendue mais sur la probabilité croissante de sortie de range.
- Maintenir une hygiène cognitive dans la prise de décision, en documentant nos hypothèses et en les confrontant régulièrement à des contre-arguments. Cette rigueur comportementale est sans doute notre meilleur outil dans un environnement où les signaux se taisent.
Dans un marché en range, la performance ne vient pas d’un pari directionnel, mais d’une discipline comportementale: savoir ce que l’on attend, pourquoi on l’attend, et à quelles conditions on renonce à attendre.
La patience n’est pas l’ennemie de la gestion active. Elle en est parfois la forme la plus exigeante.