Les valeurs familiales de Poutine

Robert Skidelsky, Université de Warwick

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L'espoir que la Russie post-soviétique «rejoigne l'Occident» a-t-il toujours été une illusion?

 

La concentration sur la Coupe du monde en cours, au cours de laquelle environ un million de fans de football étrangers, beaucoup en provenance de l'Europe et des États-Unis, devraient converger vers Moscou et d'autres villes russes, risque de masquer la mesure dans laquelle la Russie et l'Occident se sont éloignés. En fait, les relations actuelles entre les deux camps sont purement fonctionnelles; une nouvelle guerre froide a commencé.

L'espoir que la Russie post-soviétique «rejoigne l'Occident» a-t-il toujours été une illusion? Certains cherchent dans l'histoire russe ancienne des preuves en faveur de cette conclusion, invoquant le joug tatar et l'absence d'une époque «des lumières». D'autres estiment que la brouille actuelle est plus contingente qu’autre chose.

Par exemple, dans son livre récent intitulé China and Russia: The New Rapprochement, le politologue russe Alexander Lukin soutient que, même si la Chine a plus de griefs territoriaux avec la Russie qu'avec n’importe quel autre pays, le virage du Kremlin vers elle était un «résultat naturel». En tant que superpuissance vaincue, la Russie a cherché à créer un contrepoids au vainqueur.

Les réactions russes doivent être considérées
comme largement défensives.

Ce n'était pas inévitable. Après l'effondrement soviétique, l'Occident, écrit Loukine, avait deux options: faire une tentative sérieuse d'intégration de la Russie dans le monde occidental en l’incluant dans l'OTAN et en proposant un nouveau plan Marshall, ou découper morceau après morceau de ce qu'il appelle ce «centre du monde inamical». En l’occurrence, explique Lukin, les dirigeants occidentaux ont choisi la deuxième option, élargissant l'OTAN et l'Union européenne prêtant aucune attention aux libéraux russes qui mettaient en garde que ces politiques ne feraient que renforcer l'autoritarisme russe.

Selon cette perspective, les réactions russes doivent être considérées comme largement défensives. Ainsi, «la Russie a annexé la Crimée en réponse à ... une tentative évidente de l'OTAN de se déplacer trop près des frontières de la Russie et de chasser la flotte russe hors de la mer Noire.» Néanmoins, il est possible de débattre de la mesure dans laquelle ce point était évident ou non: aucune grande puissance au sein de l'OTAN ne réclamait l'adhésion de l'Ukraine et les dirigeants de l'Ukraine ne le demandaient pas non plus.

Lukin est un exposant de la doctrine «réaliste» des relations internationales, qui soutient que les États souverains essaieront toujours de régler leurs rapports selon le principe de l'équilibre du pouvoir. L'effort de l'Occident pour cimenter sa victoire à l’issue de la guerre froide n’était pas moins prévisible que l'effort de la Russie pour renverser celui-ci.

En revanche, l'opinion générale en Occident est que les Etats se comportent aujourd’hui, ou devraient se comporter, selon les principes du droit international. Il s’agit d’un ancien débat. Dans son étude classique de 1939 intitulée The Twenty Years Crisis, l'historien E.H. Carr faisait valoir que le droit international a toujours été adopté par des puissances «satisfaites», mais est toujours contesté par les puissances qui espèrent changer le système international en leur faveur.

Aujourd'hui, l’Occident sanctionne la Russie pour violation du droit international, alors que cette dernière accuse l'Occident d'essayer de démembrer «son» espace. La nouvelle guerre froide ne prendra fin que lorsque soit l'Occident ou la Russie abandonne ses ambitions, soit les deux parties parviennent à percevoir d'importants intérêts communs.

Les libéraux politiques de Russie ont perdu toute chance
d'hériter de la succession au communisme.

Dans son ouvrage Russia and the Western Far Right, l'universitaire ukrainien Anton Shekhovstov offre une explication différente, bien que tout aussi contingente, de la brouille entre la Russie et l'Occident. Il la considère comme la réponse paranoïaque de la «kleptocratie autoritaire» de la Russie aux tentatives, loin d’être vigoureuses, de l'Occident en vue de défendre l'indépendance des nouveaux Etats souverains comme l'Ukraine et la Géorgie. Le régime du président Vladimir Poutine a construit un récit dans lequel ces efforts sont représentés comme une menace pour l’espace et de l'âme russes intégraux.

Pour Poutine, le moment décisif est venu avec les «révolutions des couleurs» de 2004 et 2008 en Ukraine et en Géorgie, respectivement. Ce que Shekhovstov n’explique pas, c’est comment la «kleptocratie autoritaire» s'est établie et pourquoi elle demeure populaire auprès de la plupart des Russes.

Une partie de la raison doit être économique. Les réformateurs russes ont embrassé avec enthousiasme le libéralisme économique à la fin des années 1980. Non pas la théorie économique keynésienne, plus ancienne, des années 1950 et 1960, mais le néo-libéralisme de Milton Friedman et Margaret Thatcher. La conséquence immédiate de leur tentative de mise en œuvre de ces doctrines en Russie a été l'effondrement économique.

Certes, les réformateurs, dirigés par Egor Gaïdar, le premier Premier ministre post-communiste de la Russie, ont dû faire face à des choix terriblement difficiles, étant donné la quasi-désintégration de l'état post-communiste. Néanmoins, leur foi religieuse dans la privatisation, les marchés sans entraves et le monétarisme les a amenés à se lancer dans des ventes hâtives d’actifs, une déréglementation imprudente et une déflation sauvage. C’est de cette catastrophe économique qu’est née la kleptocratie de Poutine.

En adoptant un néo-libéralisme économique si intransigeant, les libéraux politiques de Russie ont perdu toute chance d'hériter de la succession au communisme. On pourrait dire que les libéraux avaient trop peu de temps. Dans tous les cas, les dégâts politiques qu'ils ont infligé à la cause libérale étaient trop grands pour être réparés par la reprise économique ultérieure.

Le livre de Shekhovstov est particulièrement intéressant pour son récit de la façon dont le régime de Poutine et les populistes de droite en Europe ont désigné comme ennemi commun l'ordre mondial dirigé par les Etats-Unis et encouragé par l'UE. Au centre de la toile d’araignée imaginée par les populistes se trouve une créature appelée «capitalisme financier». Insouciant des frontières et des emplois, il est allié à une élite libérale en faveur du mariage entre personnes de même sexe ainsi que d'autres soi-disant «abominations» pour les populations «saines». Depuis 2011-2012, Vladimir Poutine, un technocrate purement opportuniste au début de son règne, a fait sienne cette rhétorique.

Il n’est pas étonnant que le Kremlin ait courtisé – et financé –
les partis populistes de toute l'Europe.

Shekhovstov soutient que la montée des partis populistes en Europe a pour la première fois donné au régime de Poutine de puissants interlocuteurs occidentaux. Matteo Salvini, le chef du parti de la Ligue en Italie qui est maintenant ministre de l'Intérieur dans le gouvernement de coalition de l'Italie, rappelle l'atmosphère chaleureuse de sa rencontre avec Poutine en 2014: «Nous avons parlé des sanctions absurdes contre la Russie introduites par l'UE lâche, qui défend les intérêts non pas de ses propres citoyens, mais plutôt des oligarques économiques» et «de sujets importants allant de la protection de l'autonomie nationale à la lutte contre les immigrés clandestins et la défense des valeurs traditionnelles».

Les valeurs russes et occidentales, ainsi, sont en train de converger, au moins chez certains citoyens occidentaux. Depuis l'effondrement économique de 2008-2009, la mondialisation ainsi que les règles et normes économiques qui la sous-tendent ont été contestées non seulement par le président américain Donald Trump, mais par les populistes qui sont en train d’entrer dans le courant dominant en Europe. Les citoyens qui votent pour ces derniers se sentent tous «laissés pour compte», non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan culturel. Nous assistons donc à une fusion curieuse entre protectionnisme et conservatisme chrétien.

Tout cela représente une musique agréable aux oreilles de Poutine, car elle suggère un Occident qui n'est plus implacablement opposé aux pratiques de son régime. Il n’est pas étonnant que le Kremlin ait courtisé – et financé – les partis populistes de toute l'Europe.

L'alliance tactique entre le Kremlin et les populistes ravive le rêve d'une union idéologique, s’étendant «de Lisbonne à Vladivostok», basée non pas sur l'Occident, mais sur des valeurs «eurasiennes». Tout le monde devrait se préoccuper du déplacement de tels projets géopolitiques des marges vers le courant dominant.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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