Le mal d’Afrique – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Ce continent est sous-estimé. Comment le capital et les investissements peuvent-ils contribuer au développement durable de l’Afrique?

Pour les investisseurs suisses, l’Afrique est plutôt une destination touristique qu’un pôle de placements. Or ce continent, qui fut le berceau de l’humanité, est sous-estimé. Mon récent voyage en Ouganda me donne l’occasion de faire un bref tour d’horizon. Comment le capital et les investissements peuvent-ils contribuer au développement durable de l’Afrique? Et qu’y fait précisément la Chine, son plus grand investisseur?

Petit grand continent

J’ai passé le week-end dernier en Ouganda. Je m’y rends plusieurs fois par an depuis plus de vingt ans. Apparemment, je souffre de longue date, moi aussi, de cette fameuse nostalgie que l’on qualifie à juste titre de «mal d’Afrique». Il s’agit de cette soif de grands espaces, de lumière, de senteurs, de bruits et de nature parfois paradisiaque si caractéristiques de ce continent. L’atmosphère de celui-ci enthousiasmait déjà Winston Churchill, qui avait d’ailleurs vanté l’Ouganda comme étant «la perle de l’Afrique». 

Ce pays relativement petit, dont le sud englobe une vaste partie du lac Victoria, se situe dans cette zone géographique située de part et d’autre de l’équateur qui couvre environ 75% du continent africain. Étant donné l’expérience que j’ai acquise au fil des années, je pense avoir une assez bonne connaissance de l’Ouganda et de ses habitants, ainsi que de certains des nombreux défis et opportunités que présente l’Afrique. Bien entendu, mon regard est biaisé par ma profession, car il porte en priorité sur les évolutions socio-économiques et écologiques. Je me suis toujours demandé quand et comment le capital pourrait apporter des succès durables. L’Afrique est un cas particulièrement intéressant à cet égard, car le développement y a pris un net retard sur celui de l’Asie, alors que ces deux continents affichaient une économie encore comparable dans les années 1970.

Comme la plupart des États africains sont généralement considérés comme des cas problématiques sur les plans à la fois économique et politique, ils ne figurent que rarement sur la carte des régions propices aux placements. Les investisseurs se concentrent le plus souvent sur le sud et parfois sur le nord de l’Afrique. Dans nos atlas, le continent est même «rapetissé» par «l’effet de Magellan», lequel, du fait de la représentation bidimensionnelle du globe terrestre tridimensionnel, agrandit démesurément la taille des pôles et contracte beaucoup trop celle des pays situés sur l’équateur. Pourtant, avec 1,3 milliard d’habitants, l’Afrique est le deuxième plus grand continent du monde derrière l’Asie, tant en termes de superficie que de population. Bien que la Suisse et l’Ouganda semblent avoir une taille similaire sur les atlas scolaires, la première ne compte que 41’000 km2 contre 241’000 pour le second. Le lac Victoria, au bord duquel je séjourne généralement lors de mes visites, couvre à lui seul une superficie de près de 70’000 km2. Faisons-nous donc d’abord une idée correcte de ce continent (voir Illustration 1).

Illustration 1: Taille réelle de l’Afrique
Source: studiblog.net

Bien sûr, la taille à elle seule ne fait pas tout. Qu’est-ce qui nous attend entre la mer Méditerranée et le cap de Bonne-Espérance?  

Démographie

Selon les angles sous lesquels on la considère, la population africaine évolue de manière complémentaire ou contrastée par rapport à celle du reste du monde. En 1950, un nouveau-né sur dix seulement voyait le jour en Afrique. Mais dans peu de temps, ce continent enregistrera plus de la moitié de la croissance démographique mondiale. En effet, sa population devrait pratiquement doubler d’ici à 2050. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution: bien que les taux de natalité y déclinent lentement (mais à partir de niveaux très élevés), l’espérance de vie augmente et la mortalité infantile baisse (voir illustration 2).

Illustration 2: La population africaine augmente par rapport à la population mondiale
Population par région, 1950–2100
Sources: Unicef, Forum économique mondial

Cette évolution pourrait pourtant être une bénédiction si l’on considère le vieillissement démographique et le recul du nombre d’habitants en Europe. Pour l’instant toutefois, la croissance de la population africaine suscite plutôt des craintes, surtout parmi les responsables politiques européens. Les 55 pays d’Afrique sont considérés comme de vraies «nations d’enfants»: globalement, plus de la moitié des habitants ont moins de 15 ans, et on y rencontre rarement des personnes de plus de 60 ans. 

Economie

L’économie africaine recèle de nombreuses opportunités, mais aussi beaucoup de contradictions et de pièges. Deux pays, le Nigeria et l’Afrique du Sud, génèrent à eux seuls près de la moitié du PIB du continent, lequel correspond à 2200 milliards de francs. L’Afrique pourrait être un géant de l’agriculture mondiale ou un pôle d’attraction touristique. Dans le premier cas néanmoins, elle échoue dans bien des endroits en raison d’une agriculture à dimensions réduites limitée au court terme et, dans le second cas, elle ne dispose pas du savoir-faire et des capitaux suffisants pour développer davantage le tourisme. Seuls deux pays, le Botswana et le Swaziland, affichent une balance courante excédentaire. Le continent dépend donc très fortement des capitaux étrangers. Ce sont actuellement le centre et l’ouest qui enregistrent les taux de croissance les plus élevés, mais de mauvaises infrastructures et des systèmes administratifs inefficaces font souvent obstacle aux évolutions positives. L’Ouganda, par exemple, est le premier producteur de bananes d’Afrique et le deuxième du monde après l’Inde. La consommation de bananes par habitant est déjà de 300 kg en moyenne par an, et le pays pourrait produire beaucoup plus, mais les barrières commerciales et l’insuffisance des infrastructures empêchent l’exportation.  

L’Afrique possède probablement la plus forte proportion d’entreprises au monde, une source intarissable de créativité. Là où l’État échoue, comme dans les bidonvilles de grandes métropoles telles que Lagos, Kinshasa, Nairobi, le Caire ou Kampala, ce sont souvent des start-ups qui comblent le vide. Malheureusement, l’esprit d’entreprise de ces dernières est généralement trop peu exploité en tant que capital productif. Néanmoins, les choses pourraient un jour changer pour le mieux. 

Environnement

L’empreinte écologique du continent est encore très faible, heureusement. Tandis que celle de la Suisse  –  rapportée à la population mondiale  –  correspondrait à deux fois la planète terre, l’Afrique n’en est qu’à 0,7 hag/hab., contre 4,6 hag pour les États-Unis. Toutefois, le développement de ce continent est tout sauf durable. Son empreinte écologique actuelle est simplement due à la pauvreté, pour l’instant. Mais les importations de voitures y augmentent plus rapidement que la population pratiquement partout. À une vitesse effrénée, des forêts tropicales ancestrales sont sacrifiées à des fins éphémères. Leur destruction irrémédiable me laisse souvent sans voix car, en dehors de leur fonction dans le cycle de l’eau et du climat, elles abritent également une biodiversité inestimable. Quand on pense que plus de 40% des médicaments modernes sont composés de substances végétales, il devrait être évident que l’on détruit là des trésors pour des choses insignifiantes en comparaison.

Etat et politique

La faiblesse des États, la corruption et le blocage des réformes politiques constituent certainement les plus grands obstacles au développement de nombreux pays d’Afrique. Et même lorsque des consensus sont trouvés au sein des nations concernées ou sur le papier, il est visiblement très difficile de les concrétiser en solutions communes.

Technologie

Alors qu’un tiers seulement des Africains a facilement accès à des installations sanitaires, ils sont 96% à disposer d’un téléphone mobile. Selon une étude de marketing, les marques les plus populaires sont Samsung, Adidas et Coca-Cola. La capitale de l’Ouganda, Kampala, est l’un des marchés les plus importants sur lesquels Samsung teste les nouvelles fonctions de ses smartphones.

L’Afrique offre de nombreux exemples d’avancées technologiques. Étant donné les possibilités avantageuses de règlement par téléphone portable, nombreux sont ceux qui ne voient pas l’intérêt d’ouvrir un compte bancaire. L’argent liquide pourrait même y être remplacé par des modes de paiement mobile plus tôt qu’en Suisse. En outre, on trouve sur ce continent, probablement plus que partout ailleurs dans le monde, des possibilités d’application bon marché des technologies de l’information.

Que fait précisément la Chine en Afrique?

Lorsque je séjourne en Afrique, je lis généralement «China Daily». Ce quotidien, qui pratique un journalisme sérieux et ouvert, mérite d’être lu. Il critique les méthodes économiques en Chine et en Afrique qui sont fondées sur l’exploitation outrancière et le dumping social, et il tient un discours différencié en faveur d’un développement durable dans les pays émergents du continent. Son titre en dit déjà long sur la présence de la Chine en Afrique. En effet, les entreprises et les commerçants chinois s’y rencontrent partout. Le président Xi y était en visite récemment pour aborder la question du développement de ce continent et bien sûr des investissements de son pays, car la Chine y injecte plus de capitaux que tout autre État. Une bonne raison d’étudier les choses d’un peu plus près. 

L’illustration 3 montre les principales régions dans lesquelles la Chine investit. On voit d’emblée de quoi il retourne: l’empire du Milieu porte un intérêt stratégique au développement des transports, de l’énergie, des matières premières et de l’agriculture en Afrique.

Illustration 3: Régions dans lesquelles la Chine investit le plus en Afrique 
Pays principalement ciblés par les investissements chinois 
IDE chinois, en mio. USD
Source: Eurasia Group

En dépit ou peut-être en raison du ralentissement actuel de la croissance en Chine, celle-ci poursuit sa stratégie d’investissement et ne procède pas au hasard. Elle se positionne à long terme. Par ailleurs, elle sait que l’Afrique possède ce qui lui fait défaut. Dans bien des régions de ce continent, ses investissements améliorent les perspectives d’un développement durable, lequel porte bien son nom. Je l’observe souvent, car la Chine y injecte plus de capitaux que tout autre pays, étant donné que son gouvernement porte un intérêt stratégique particulier à un développement économique positif à long terme – bien plus qu’un petit entrepreneur, probablement contraint de penser et d’agir à court terme. Dans ce domaine, la Chine apporte une grande expertise, notamment parce qu’elle apprend aussi de ses propres erreurs.  C’est ce que j’ai à nouveau relevé récemment dans le «China Daily».

Tandis que les investissements chinois suivent une approche régulière et stratégique, ceux des États-Unis sont souvent soumis à des cycles et des intentions politiques, comme le montre l’illustration 4.

Illustration 4: Investissements chinois constants en Afrique 
Investissements directs chinois vs américains en Afrique, variations
Source: SAIS-Cari

Les investissements chinois en Afrique se concentrent dans le secteur des infrastructures, mais ce tableau n’est pas complet. En effet, ceux qui sont réalisés dans l’agriculture, la formation et la santé sont au moins tout aussi importants mais sous-estimés, car ils exigent dans ces trois domaines nettement moins de capitaux financiers que dans le cas des routes et des ponts (voir illustration 5). Quoi qu’il en soit, ils contribuent fortement au développement économique de l’Afrique, non par charité, mais dans un intérêt mutuel. D’aucuns critiquent le fait qu’une grande partie des crédits (à la différence des prises de participations) imposent parfois une charge excessive aux débiteurs. Et c’est peut-être bien le cas ici ou là. Souvent néanmoins, ce sont justement les pays importateurs de capitaux qui préfèrent les crédits aux prises de participations afin de pouvoir conserver davantage le contrôle des projets.

Illustration 5: La Chine octroie à l’Afrique principalement des crédits d’infrastructure Crédits octroyés annuellement par la Chine à l’Afrique par secteur, en mrd USD
Source: SAIS-CARI

Le pétrole revêt lui aussi une importance stratégique pour la Chine. Cette dernière s’approvisionne en majeure partie auprès des pays du Golfe, mais l’Afrique vient en deuxième position (voir illustration 6).

Illustration 6: Pays dans lesquels la Chine s’approvisionne en pétrole
Source: China Custom Statistics

L’intérêt de la Chine pour l’Afrique et sa propension à y faire d’importants investissements y sont nettement mieux vus qu’en Europe ou aux États-Unis. De nombreux Africains rappellent sans cesse que leur continent n’a pas besoin d’aumônes mais d’investissements. Le fait que l’empire du Milieu soit disposé à évaluer ces investissements d’un point de vue économique et non avec un regard moralisateur normatif déplaît à certains. Des enquêtes menées par le Pew Research Center révèlent que l’image de la Chine est nettement meilleure en Afrique, pour cette raison, que dans n’importe quel autre continent (voir illustration 7).

Illustration 7: L’image de la Chine est meilleure en Afrique que partout ailleurs 
Pourcentage d’opinions favorables à la Chine (2017)
Source: Pew Research Center
Investissements à impact social, philanthropie et placements financiers en Afrique

Quelles possibilités concrètes de placement l’Afrique offre-t-elle? Ce sont le plus souvent les trois types d’investisseur suivants qui me posent cette question: ceux qui visent les investissements à impact social, les philanthropes et les investisseurs financiers.

Investissements à impact social 

Pour le Credit Suisse, fondé par Alfred Escher (qui a peut-être été l’investisseur à impact social le plus performant de son époque), les investissements à impact social revêtent depuis toujours une importance toute particulière. Nous savons qu’avec un accompagnement entrepreneurial, ils peuvent favoriser la création de places de travail, l’acquisition de savoir-faire et un développement économique durable. Le fait qu’ils soient rentables ne s’oppose en rien à leur objectif, mais sert de levier à leur durabilité.

Toutefois, les investissements à impact social exigent beaucoup d’expérience et de travail. C’est pourquoi la plupart des portefeuilles axés sur ce domaine sont structurés sur mesure, et les fonds de placement qui y sont spécialisés requièrent une très bonne appréhension des risques et des horizons d’investissement. Notre équipe dédiée Impact-Advisory se tient à la disposition des investisseurs pour les conseiller.

Philanthropie

Je constate depuis bien des années que la philanthropie peut atténuer la misère et créer des incitations au développement. Ce service inconditionnel à l’humanité est susceptible de rendre notre monde un peu meilleur. Néanmoins, j’observe parfois que les «meilleures intentions» ne donnent pas forcément les «meilleurs résultats». Tout comme dans la gestion de fortune, le professionnalisme est là aussi la clé du succès. Les échanges d’expériences, la planification stratégique, la transparence et un bon réseau sur place sont de précieux facteurs de réussite. Là encore, nos spécialistes peuvent aider les investisseurs.

Placements financiers en Afrique

L’Afrique compte 29 marchés boursiers dont la capitalisation totale correspond à 1300 milliards de francs. Les plus anciens sont ceux du Caire (1883), de Johannesburg (1887) et de Casablanca (1929), Johannesburg étant le plus grand. Avec une capitalisation de 900 milliards de francs, il se taille la part du lion parmi toutes les places boursières africaines. Les branches les plus importantes en termes de capitalisation sont la téléphonie mobile, l’industrie minière et le secteur bancaire. Alors que des domaines tels que les biens de consommation, la construction, l’agriculture ou le tourisme offriraient autant de possibilités d’investissement en termes de chiffres d’affaires, leurs entreprises sont en majeure partie financées par des fonds privés plutôt que par la bourse. Cette concentration met en évidence le défi auquel sont confrontés les investisseurs financiers en Afrique: il n’est pas facile de diversifier les placements sur des marchés boursiers qui sont souvent de très petite taille. Le passage au Private Equity peut se faire parfois de manière fluide, mais aussi inattendue.

Ce qu’on observe de manière générale, c’est que l’Afrique est souvent sous-estimée. En faisant preuve de circonspection, de patience et de diligence, les investisseurs axés sur la durabilité peuvent eux aussi trouver des trésors sur ce continent qui s’étend de la mer Méditerranée au cap de Bonne-Espérance.

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