Investissons dans l’avenir pour ne plus avoir à le subir

Naïm Abou-Jaoudé, Candriam

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En quelques semaines seulement, un changement fondamental s’est produit: nos dirigeants ont soudainement retrouvé des marges d’action.

Trois milliards d’humains confinés, pris au piège de l’intimité forcée. Une économie mise en sommeil, et un système d’échanges mondial remis en question. Des marchés financiers erratiques, qui ne savent plus donner de valeur aux choses. Nous vivons un de ces moments si absurdement tragiques et déraisonnables que nul – hormis quelques Cassandre qui auraient mérité d’être entendues – n’aurait pu s’imaginer vivre un tel scénario.

Les avertissements et les signes avant-coureurs des crises globales qui seront désormais notre lot quotidien ne manquaient pourtant guère: écarts de richesse abyssaux constatés dans les pays les plus… riches (!), régression du progrès social pour une fraction toujours plus large de la population de l’Occident «développé», montée des populismes partout sur la planète, massacre organisé et marchandisé de la biodiversité, effets chaque jour plus visibles du réchauffement climatique... Tous ces signaux, par naïveté ou aveuglement collectif, nous avons préféré les ignorer.

Les discours populistes se trouveront légitimés
et les démocraties «illibérales» renforcées.

En quelques semaines seulement, un changement fondamental s’est produit: nos dirigeants, qui hier brandissaient la mondialisation pour expliquer leur impuissance à agir sur les règles du jeu économique globalisé, ont soudainement retrouvé des marges d’action. L’urgence de la crise les a brutalement réveillés: après des années de laisser-faire, les Etats redécouvrent qu’ils peuvent tenter de sauver des secteurs entiers de la faillite ou protéger des millions d’emplois. Les gouvernements européens se sont tout aussi vite affranchis du carcan budgétaire dans lequel ils s’étaient enfermés et ont accepté de prendre à leur charge les pertes économiques liées à la crise sanitaire, «quoi qu’il en coûte».

L’ensemble des pays développés vient de mettre sur la table plus de 3500 milliards de dollars: le geste est fort, face à une crise d’une ampleur sans égal où des centaines de milliers de vies humaines sont en jeu. Reste une impression de gâchis immense, et – il faut l’espérer – une leçon pour demain.

N’aurait-il pas mieux valu en effet investir un peu de cette somme chaque année dans nos systèmes de santé pour parer à une telle éventualité? Que se passera-t-il une fois la crise sanitaire derrière nous? Que restera-t-il de ce moment? L’Europe répétera-t-elle les mêmes erreurs qu’en 2012, lorsqu’elle avait préféré courir derrière l’équilibre budgétaire plutôt qu’investir pour préparer l’avenir? Karl Popper disait justement que «le progrès n'a aucun caractère inéluctable, rien ne garantit des lendemains meilleurs». Si les Etats ne font pas d’effort pour entretenir leur capital social, si nos gouvernements n’ont pas un projet de société à offrir, les discours populistes se trouveront légitimés et les démocraties «illibérales» renforcées. Après deux décennies de libéralisme triomphant, il nous faut urgemment penser «l’après» pour éviter que nos démocraties fatiguées laissent peu à peu place au communautarisme et au nationalisme.

L’Europe peut montrer la voie. Bien sûr, nos Etats sont
déjà endettés. Mais la zone euro ne manque pas d’épargne.

De ce retour nécessaire de la social-démocratie, il ne faudrait toutefois pas tirer les mauvaises leçons. Le problème n'est pas de choisir entre globalisation et repli identitaire; il ne faut ignorer ni la diversité des pays, ni leur interdépendance croissante face aux périls écologiques et sociaux qui nous affectent collectivement. Dans un monde qui se réchauffe, le visage des futures épidémies risque d’ailleurs d’être beaucoup plus terrifiant que celui du Covid-19. Il nous faut rapidement repenser nos systèmes économiques – en premier lieu la production – pour y placer la durabilité en plein cœur. Mieux allouer le capital pour qu’il aille non pas là où l’espérance d’un profit à court terme l’aspire, mais là où il ne va pas naturellement, en particulier dans les biens publics (climat, santé, éducation…). L’échec de la COP25 laisse penser que le chemin sera long.

L’Europe peut montrer la voie. Bien sûr, nos Etats sont déjà endettés. Mais la zone euro ne manque pas d’épargne; au contraire, elle en a trop! Financer collectivement un programme d’investissement public ambitieux permettrait à notre croissance de retrouver un peu d’élan après la pandémie. Cela permettrait surtout une meilleure allocation du capital, vers des projets visant à préparer l’avenir, en particulier la transition écologique qui – nous le voyons bien aujourd’hui – ne saurait attendre.

Investissons dans l’avenir pour ne plus avoir à le subir! Parce que l’ennemi est commun à l’Humanité, et parce qu’il n’épargne personne, jamais l’espoir d’un changement véritable n’a été aussi palpable. Les esprits, même les plus sceptiques, seront bientôt prêts au changement. L’action politique va s’ajuster à l’exigence citoyenne du «plus jamais ça». Quant aux outils, ils existent: le capitalisme peut, sans rien perdre de la force par laquelle il a tiré des peuples entiers de la misère, être l’instrument de cette transformation. Il faudra toutefois que les gouvernements élargissent son champ de vision, en redéfinissant l’objectif de croissance pour que celui-ci ne s’attache plus seulement au «plus», mais au «mieux»: depuis plusieurs décennies, le PIB progresse nettement plus rapidement que tous les indicateurs qui tentent de mesurer le «bien-être», et qui intègrent notamment l’accès à la santé ou à l’éducation, le lien social, la sécurité… Il faudra aussi ajouter une dimension essentielle: celle de la répartition de ce bien-être. Pour un futur durable, ces notions devront constituer le cœur du capitalisme de demain. L’avenir de l’Europe et de nos démocraties en dépend.

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