Humain et démocratique?

Martin Neff, Raiffeisen

3 minutes de lecture

Les grandes sociétés de l’Internet engrangent des profits colossaux qui sont totalement privatisés. C’est à la société d’assumer les effets secondaires.

Un débat surprenant à bien des égards est en cours depuis que le règlement général européen sur la protection des données (RGPD UE) est entré en vigueur en Suisse. Les avis sont en effet partagés quant à savoir si le chat sur Whatsapp à l’école doit être suspendu. A Zurich, le préposé à la protection des données est de cet avis, contrairement à ses collègues du Jura ou de Neuchâtel. Cela donne à réfléchir. Suite à l’entrée en vigueur du RGPD, Whatsapp avait décidé d’adapter les conditions d’utilisation et de n’autoriser l’app qu’à partir de 16 ans. Si les parents l’autorisent, un adolescent plus jeune pourra également continuer à utiliser l’app. Il n’empêche que la moitié de la Suisse s’émeut d’une éventuelle interdiction de Whatsapp pour les plus jeunes. Etrange discussion.

Rappelons d’abord que les adolescents ne s’en formaliseront pas, même si le chat devait être suspendu dans toutes les classes de Suisse. Ils ne se soucieront en effet pas le moins du monde de ce règlement et continueront de chatter comme d’habitude. Ils ne chatteront simplement plus avec l’école. Interdire Whatsapp aux moins de 16 ans est tout simplement une mission impossible, trop d’«enfants» utilisent déjà cette app favorite. Les en priver purement et simplement déclencherait un conflit familial. Et quels parents veulent vraiment s’y risquer?

L’essentiel est ailleurs 

Ce qui m’inquiète dans cette discussion c’est que les questions fondamentales ne sont même pas abordées. Et ce bien que cette affaire illustre parfaitement les sphères privées et intimes que le smartphone, à savoir la numérisation, a déjà investies. Il influence non seulement le quotidien et la manière dont nous communiquons les uns avec les autres, mais aussi nos interactions générales, par exemple le rapport entre les parents et l’enfant ou entre l’école et l’enfant. Mais cela n’intéresse visiblement personne dans cette discussion; de même que personne ne se demande s’il n’existe pas d’autres moyens d’échanger (bien connus et qui ont fait leurs preuves au fil des siècles). Pire encore, personne ne semble se demander si tous les «enfants» doivent posséder un smartphone pour l’école. Quid si quelqu’un ne peut ou ne veut pas s’en payer un? Et on peut bien sûr se demander de façon générale si l’enseignement est encore capable de fonctionner sans smartphone.

Sorry ey… 

Les chats scolaires ne servent pas seulement à envoyer des messages sans importance, il est p. ex. possible de poser des questions techniques sur des exercices ou de discuter de la destination de la prochaine excursion scolaire. Les reports d’heures de cours et les absences y sont également communiqués efficacement. Cela semble pratique, mais l’efficience est souvent synonyme de perte d’empathie et de conscience. «J’ai mal à la tête, je ne pourrais pas venir en cours aujourd’hui» est en tous cas un message rapidement envoyé du portable et il ne reste alors plus qu’à profiter d’une belle journée ensoleillée, comme me l’a une fois expliqué sans détour mon aîné (degré secondaire à l’époque). Il avait tout juste 17 ans à l’époque. L’école ne nous aurait jamais informés qu’il faisait l’école buissonnière. C’est difficile à digérer pour un baby-boomer comme moi. J’apprécierai que même les plus de 18 ans annoncent préalablement leurs absences par télé- phone et s’excusent officiellement par écrit. Cela assurerait aussi des synergies entre les disciplines scolaires et la numérisation, à laquelle la plupart des écoles ne veulent plus renoncer. Par exemple la promotion des compétences linguistiques qui s’étiolent et le fait d’assumer la responsabilité de ses actes et omissions. S’excuser personnellement consiste en effet à appliquer une compétence sociale. Prétendre que la batterie était déchargée ou que la connexion était mauvaise sont en revanche de mauvaises excuses qui sont malheureusement de plus en plus courantes, tout comme le manque de ponctualité qui n’est plus qu’une peccadille grâce au smartphone. Un bref «sorry ey» et tout est réglé. Si cela ne tenait qu’à moi, les jeunes pourraient aussi signaler leur absence au cours par e-mail plutôt que par courrier. C’est toujours plus conscient que de le faire en passant avec le smartphone, sur le chemin qui mène de la chambre au réfrigérateur. On ne peut pas faciliter à ce point le fait de négliger la scolarité qui est toujours obligatoire. Ce serait de la responsabilité des parents déclare-t-on du côté de la Silicon Valley et des écoles suisses. C’est à eux d’apprendre le bon usage de Whatsapp et Cie aux enfants. Comment?

L’innovation ignore la responsabilité? 

Ce n’est pas nouveau que la numérisation bouleverse non seulement l’école, mais toute notre société et ses valeurs, et que nous l’acceptons sans sourciller. Je suis de plus en plus sceptique en ce qui concerne l’introduction de nouvelles technologies. Car tout cela va beaucoup trop vite aujourd’hui. Nous devenons des sujets de test qui aident les fabricants à venir à bout des défauts de jeunesse et ne réalisons même pas notre asservissement avec un outing complet, où nous révélons même des détails intimes de notre vie. Les nouveaux produits tiennent certes souvent leurs promesses, mais négligent les effets secondaires qui invalident parfois le véritable progrès. L’histoire des grandes inventions, même celles qui ont marqué l’humanité, nous enseigne ainsi qu’il faut également envisager les effets extérieurs négatifs. L’automobile nous a certes apporté la mobilité à laquelle nous ne pouvons ou ne voulons plus renoncer aujourd’hui, mais à un prix que l’industrie n’a jamais vraiment payé. La multiplication des morts et des blessés sur les routes, la pollution atmosphérique ou l’escroquerie des clients et du législateur avec des valeurs d’émissions truquées ont été laissées à la charge de la société, alors que les constructeurs empochaient des bénéfices record. Que se passera-t-il si nous constatons dans deux siècles que le transport individuel a fini par bouleverser le climat, rendant notre planète inhabitable au bout du compte? Justement! Et n’oublions pas que les constructeurs automobiles sont également too big to fail.

Too big to fail 3.0 

Le secteur numérique navigue dans les mêmes eaux. Grâce à l’élimination de la concurrence, les grandes sociétés de l’Internet engrangent des profits colossaux qui sont totalement privatisés. C’est en revanche à la société d’assumer les dommages ou les effets secondaires. Ou aux parents pour leur natif numérique avec lequel ils ne pourront bientôt plus échanger une phrase normale, parce qu’il est constamment en ligne. La Silicon Valley a encore perfectionné l’évolution que les banques, l’industrie chimique ou automobile avaient déjà amorcée. Les constructeurs automobiles nous vendent la sécurité et la mobilité sous forme de package. Cela ne change rien au fait que la circulation automobile constitue toujours le mode de déplacement le plus dangereux. Apple, Google et Cie déploient de gros efforts pour défendre leur responsabilité sociale. Ils prétendent être les gentils qui nous rendent le quotidien plus supportable, nous permettent de vivre plus longtemps et en meilleure santé. Mais ce n’est qu’un alibi, car l’argent reste le principal moteur, même dans la Silicon Valley. Comment expliquer autrement que Facebook est de nouveau soumis au feu croisé du public dans le scandale Cambridge Analytica? Cette fois-ci, parce que des données ont également été transmises à des fabricants de smartphones. Ils n’apprennent jamais, il faut leur enseigner.