FAIT accompli?

Talib Sheikh, Jupiter AM

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Impact de la révision du cadre de la politique monétaire de la Fed.

Le modèle actuel des banques centrales est en fait plutôt récent. La Réserve fédérale a été fondée en 1913, près de 250 ans après la première banque centrale, en Suède. Le principal objectif des banques centrales a résidé dans le contrôle de l’inflation, et cela avec un succès éclatant à partir de la présidence de Paul Volcker – sous son mandat, les taux d’intérêt ont atteint leur sommet, avec 20% en 1981. 

Depuis la dernière crise, les banques centrales affrontent un défi inverse: actuellement, le problème central est l’absence d’inflation. Ceci en dépit du développement d’un large éventail de nouveaux outils «exceptionnels» tels que la politique du taux d’intérêt zéro, la forward guidance, l’assouplissement quantitatif (QE), l’operation twist ou la SMCCF1, pour n’en nommer que quelques-uns. Selon Jerome Powell, le passé récent nous enseigne qu’il est possible d’atteindre un niveau de chômage très inférieur à ce qu’on estimait possible jusqu’alors sans alimenter l’inflation. La crainte de l’inflation – principal frein à la stimulation monétaire – a fortement reculé, et la Fed a les mains plus libres.

La Fed va pouvoir déployer les grands moyens
beaucoup plus longtemps que par le passé.

L’objectif flexible d’inflation moyenne (Flexible Average Inflation Targeting, FAIT) s’inscrivait ainsi dans le cadre de la décision de la Réserve fédérale de faire le maximum pour favoriser le plein emploi, même si cela doit entraîner un dépassement temporaire du seuil visé de 2% d’inflation. Or cela constitue un écart sensible dans l’interprétation de son mandat. Si bien des observateurs vont pointer, à juste titre, les fortes tensions déflationnistes actuelles, l’enseignement central de cette déclaration nous semble résider dans le fait que la Fed va ainsi pouvoir déployer les grands moyens beaucoup plus longtemps que par le passé. Cela représente un changement majeur, un saut dans l’inconnu.

Le débat sur l’inflation

A court et moyen termes, nous évoluons dans un contexte profondément désinflationniste, déterminé par des facteurs de long terme: succès des banques centrales dans le contrôle de l’inflation, population vieillissante, faible productivité, mondialisation (offre de main-d’œuvre et externalisation accrues), disruption technologique. La pandémie a provoqué un choc de demande massif. Mais certaines raisons structurelles peuvent aussi stimuler l’inflation sur le long terme. Le recul de la mondialisation, qui limite les possibilités de la Chine d’exporter la déflation dans le monde, et les efforts des entreprises visant à renationaliser leurs chaînes d’approvisionnement pourraient accroître la pression sur les coûts et les prix. Les faillites dues à la crise peuvent aussi augmenter le pouvoir de fixer les prix parmi les survivants.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, les politiques fiscales et monétaires tirent à la même corde. Un retour aux années d’austérité fiscale ne séduit pratiquement personne. Les attentes des consommateurs en matière d’inflation sont décisives: si les employés acceptent volontiers des salaires plus modestes en échange d’une sécurité de l’emploi accrue, nous risquons une spirale déflationniste comme celle du Japon à partir des années 1990. A l’inverse, les transferts fiscaux ont souvent fait gonfler les revenus disponibles au-delà des niveaux d’avant la crise, ce qui pourrait contribuer à une relance des anticipations d’inflation. L’opinion publique pourrait aussi pousser les gouvernements à augmenter les salaires dans des secteurs mal rémunérés déterminants.

La perspective d’une grave perturbation du système bancaire, engendrée par une vague de faillites et susceptible de bloquer l’accès de l’économie aux crédits, constitue l’une des principales préoccupations de nombreux investisseurs quant aux conséquences à moyen terme de la pandémie. Nous estimons aussi que les répercussions économiques de la crise vont sans doute nous accompagner quelque temps encore. Mais le système bancaire est maintenant sensiblement plus fourni en capitaux qu’en 2008, et le soutien gouvernemental, à travers des mécanismes de garantie du crédit, indique que cette fois, les banques sont considérées comme faisant partie de la solution. L’offre de crédit ne devrait donc pas faiblir au point de générer un effet déflationniste.

Pourquoi la déclaration de Powell est-elle déterminante?

Le fait que la Fed est sensiblement moins limitée qu’auparavant dans ses efforts visant à favoriser l’accès des marchés aux liquidités est absolument crucial. A long terme, cela va fortement favoriser une inflation plus prononcée. A court terme, cela constitue essentiellement un changement notable dans l’interprétation que fait la Fed de son mandat et un saut dans l’inconnu. 

Une inflation plus prononcée est le moyen le plus simple
de réduire les niveaux d’endettement.

Jerome Powell le signale clairement dans son discours: l’expérience de ces dernières années montre que l’économie peut maintenir un niveau d’emploi plus élevé qu’on le pensait, sans risque d’inflation, et que les avantages du plein emploi sont plus largement partagés au sein de la société. En outre, une inflation plus prononcée est le moyen le plus simple de réduire les niveaux d’endettement. Les avantages de taux de chômage plus faibles et d’une inflation légèrement plus élevée sont maintenant perçus par la Fed, qui a modifié son mandat pour tenter d’en tenir compte.

Quel impact pour les investisseurs?

Il y a d’abord des effets à court terme, dont nous pouvons déjà observer le déploiement. Les taux d’intérêt réels (corrigés en fonction de l’inflation) évoluent à des taux plancher records, à moins de -1%. Le dollar s’est fortement déprécié, les bons du Trésor américain sont épuisés, et les courbes des taux se sont accentuées partout dans le monde.

Sur le plus long terme, si le FAIT porte ses fruits et que les économies parviennent à échapper à la tendance désinflationniste, l’impact peut être profond. L’Europe risque de perdre du terrain: la Banque centrale européenne ne bénéficie guère d’un large soutien politique, et sa liberté d’action n’a rien de commun avec celle dont jouit la Fed en ce moment, de sorte que l’euro peut continuer à se renforcer. 

Conclusion

Le débat sur l’inflation reste en équilibre instable, et les investisseurs vont continuer à débattre des effets comparés des forces déflationnistes et inflationnistes. Notre conclusion centrale réside dans le fait que cette adaptation subtile du mandat de la Fed bouleverse les règles du jeu et pourrait constituer le premier changement structurel réel dans le comportement de la Fed depuis 1980. C’est un saut dans l’inconnu qui va nécessiter beaucoup de flexibilité et d’adaptabilité. 

1 Secondary market corporate credit facility – Programme de prêts aux moyennes entreprises

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