Délier les mains de la BCE

Stefan Gerlach, Economiste en chef, EFG

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Ceux qui ont décidé que cette stabilité des prix devait constituer le seul et unique objectif politique de la BCE se tirent peut-être une balle dans le pied.

 

La récente annonce de la Banque centrale européenne selon laquelle l’institution entend mettre un terme aux achats d’actifs d’ici le mois de décembre témoigne d’une confiance dans sa capacité à atteindre une stabilité des prix. Mais ceux qui ont décidé que cette stabilité des prix devait constituer le seul et unique objectif politique de la BCE se tirent peut-être une balle dans le pied, notamment parce qu’ils négligent la nécessité importante d’une flexibilité pour les décideurs politiques.

La BCE définit la stabilité des prix comme une inflation «inférieure mais proche de 2% à moyen terme», soit un taux d’inflation inférieur à celui jamais atteint par la Bundesbank elle-même pendant sa fameuse période pré-euro, et un objectif plus resserré que celui visé par la quasi-totalité des autres banques centrales. Pour certains, cet excès d’ambition ne semble poser aucun problème.

La hausse prématurée des taux d’intérêt
peut alimenter l’instabilité financière.

La définition de la stabilité des prix formulée par la BCE n’a certes pas posé de difficultés entre la crise financière mondiale et l’adoption de l’assouplissement quantitatif, lorsque l’inflation se situait bien en dessous de 2%. Pour ceux qui estimaient que la politique monétaire avait été trop resserrée, la BCE a eu raison d’œuvrer pour pousser l’inflation à la hausse jusqu’à cette fourchette ciblée.

Mais pour ceux qui privilégiaient une «politique monétaire axée sur la stabilité» – expression qui sous-entend que les autres négligent le risque d’instabilité monétaire – l’objectif de stabilité des prix est manifestement devenu trop contraignant. De leur point de vue, les achats d’actifs n’auraient jamais dû avoir lieu, et les taux d’intérêt auraient dû être rehaussés bien plus tôt, en dépit d’un taux d’inflation trop faible dans la zone euro.

On peut raisonnablement présumer que les partisans de cette conception soutenaient vivement l’objectif intransigeant de stabilité des prix de la BCE. Ils feraient valoir que la faiblesse des taux d’intérêt multiplie les risques liés à la stabilité financière, et les accentuent avec le temps. C’est probablement vrai. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que la hausse prématurée des taux d’intérêt peut également alimenter l’instabilité financière. Quoi qu’il en soit, cet argument ne mène nulle part, dans la mesure où le mandat de la BCE exclut toute hausse de taux susceptible d’affecter la stabilité des prix.

Bien entendu, ceux qui privilégient des taux d’intérêt plus élevés contesteraient qu’une inflation de 1% voire inférieure est une inflation «proche» de 2%, considérant que la stabilité des prix a été atteinte, et que la politique monétaire peut être resserrée. Autrement dit, ils ne partagent pas la conception selon laquelle «proche de 2%» s’entend d’un taux situé aux alentours de 1,7% et 1,9%. Opérer une inflation inférieure aux niveaux que les débiteurs avaient des raisons d’espérer se traduit par des taux d’intérêt réels plus élevés, ce qui risque en retour de provoquer des défauts parmi les emprunteurs, dont les débiteurs hypothécaires, les entreprises et les États.

Nulle part le mandat de la BCE n’indique que la politique monétaire
devrait être fixée dans l’intérêt des épargnants.

Une inflation inférieure à l’objectif fixé est également périlleuse dans la mesure où les attentes liées à l’inflation et les taux d’intérêt sont voués à décliner avec le temps, ce qui rend plus probable que la BCE atteigne le plancher zéro au moment du prochain ralentissement. Elle augmente par ailleurs la probabilité d’une nécessité de nouveaux achats d’actifs.

Ceux qui privilégient un resserrement des politiques observeront également que les taux d’intérêt sont problématiques pour les épargnants, les compagnies d’assurance et les fonds de pension, dont le portefeuille ne compte bien souvent pas beaucoup d’actions. Mais nulle part le mandat de la BCE n’indique que la politique monétaire devrait être fixée dans l’intérêt des épargnants ou du secteur financier.

Sur le plan pratique, l’objectif de stabilité des prix de la BCE, initialement élaboré pour préserver la zone euro d’une inflation à l’italienne, a fini par la protéger contre une déflation à l’allemande. Mais le fait que le mandat de la BCE ait conduit l’institution à faire le bon choix ici et là ne signifie pas que nous serons aussi chanceux à l’avenir.

La crise financière mondiale a contraint les banques centrales des économies développées à affronter des circonstances que les initiateurs de leur mandat auraient à peine pu imaginer. Le fait que les choses ne fonctionnent souvent pas comme prévue explique précisément pourquoi les objectifs des banques centrales doivent être élaborés de sorte de conférer à leurs dirigeants une flexibilité – ou la licence poétique d’adapter les règles – lorsque surviennent des événements extrêmes, sans quoi ces décideurs politiques seront moins efficaces qu’ils pourraient l’être.

La BCE doit clarifier la mesure dans laquelle stabilité financière et
conditions d’affaires entrent en compte dans ses décisions politiques.

Dans la mesure où la mission de stabilité des prix de la BCE est légalement inscrite dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ce mandat ne peut être modifié sans un amendement du traité. En revanche, la proposition «inférieur mais proche de 2%» est propre à la BCE, et peut par conséquent être revue en un trait de plume.

Ainsi appartient-il à la BCE de songer à deux modifications. Elle doit premièrement éliminer l’ambigüité inhérente aux termes «proche de», en déterminant un chiffre clair pour le public – et pour les membres du Conseil des gouverneurs de la BCE – concernant l’objectif de sa politique monétaire. Qu’il s’agisse de 1,8%, de 2% ou d’un chiffre situé dans une fourchette importe moins.

Deuxièmement, la BCE doit clarifier la mesure dans laquelle stabilité financière et conditions d’affaires entrent en compte dans ses décisions politiques. Beaucoup considèrent que prolonger l’horizon politique en définissant précisément le «moyen terme» conférerait aux dirigeants politiques une marge leur permettant de poursuivre d’autres objectifs de manière temporaire. Après tout, les crises financières et les récessions profondes étant déflationnistes, elles menacent également la stabilité des prix.

La BCE parvenant enfin à s’extraire de la dernière crise, le moment est propice à une réflexion sur les enseignements qu’elle a (ou aurait dû) tirer de cette expérience. La BCE ne doit pas attendre le prochain ralentissement économique pour se positionner clairement.  

Traduit de l’anglais par Martin Morel-Tivan

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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