Au futur inconnaissable

Peter de Coensel, DPAM

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Les prévisions ne servent pas à anticiper l’avenir, elles permettent de jauger de la puissance de la tendance sous-jacente qui porte le marché.

Comme chaque année, les équipes d’investissement publient, à cette époque, leurs prévisions pour l’année à venir. Pour 2021, elles sont particulièrement consensuelles. Grâce à l’arrivée de vaccins au début de l’année prochaine, les Etats-Unis et l’Europe devraient parvenir à un niveau d’immunité collective élevé dès le troisième trimestre ou au quatrième trimestre au plus tard. Une telle évolution serait bénéfique pour les marchés en 2021 et 2022. Elle représente donc un signal fort et très clair en faveur des actifs risqués.

Selon les stratèges, responsables des investissements, les marchés actions devraient afficher des performances à deux chiffres en 2021 et 2022. Pour ce qui est du marché du crédit, les investisseurs devraient descendre l’échelle des notations et profiter du différentiel de rendement des emprunts à échéances longues. En Europe, sur le segment des obligations de qualité (IG) composé à hauteur de 36% de titres à rendement négatif, les emprunts hybrides subordonnés recèlent une valeur substantielle. Leurs rendements vont de 1,5 à 2,5% pour les titres d’entreprises et les obligations subordonnées des banques (dette de type Tier 2 avec date possible de rachat) arrivent juste après.

Le rendement du haut rendement

Dans l'ensemble, les différentiels de rendement des obligations d’entreprise notées IG devraient encore se resserrer de 15 points de base (pb) pour revenir à 30 pb et la quête de rendement se poursuivra durant toute l’année 2021. Ces perspectives favorables devraient se répercuter sur le segment du haut rendement où la compression des spreads pourrait s’échelonner entre 60 et 90 pb. Le crédit IG ne devrait offrir que des performances légèrement positives, alors qu’elles pourraient atteindre les 5% pour le haut rendement.

En théorie, il n'y a pas de différence entre la théorie
et la pratique. Mais, en pratique, il y en a une.

En ce qui concerne les rendements des principaux emprunts d’Etat, ils devraient progresser, ce qui augure d’une année 2021 difficile. Même si sur ce point précis les attentes des différents stratèges divergent légèrement, on peut s’attendre à ce que les rendements des emprunts d’Etat à 10 ans finissent l’année à un niveau nettement supérieur à leur rendement à terme à un an qui se situe à -50 pb pour les emprunts allemands et aux environs de 1% pour les emprunts américains.  Selon le consensus, leurs rendements respectifs devraient s’établir à -30 pb pour les premiers et à 1,20% pour les seconds. Autrement dit, ils progresseraient d’environ 30 pb par rapport à leur niveau enregistré à la clôture de la semaine dernière.

Par conséquent, et en fonction du comportement des marchés obligataires des pays du sud de l’UEM, les performances des obligations gouvernementales de l’UEM devraient baisser et se situer entre 2 et 3% en 2021. Les bons du Trésor américain devraient connaître une évolution similaire. Quant à la dette émergente, elle devrait suivre un chemin similaire à celui du haut rendement et offrir des performances aux alentours des 5%.  Bref, le principal avantage du consensus réside dans son caractère protecteur qui vient de ce qu’il reflète l’opinion majoritaire.

La théorie côté pratique

Mais la réalité est tout autre, car il est impossible de prédire l’avenir. Les prévisions permettent en fait de mesurer la force ou la faiblesse des convictions, autrement dit d’évaluer la puissance de la tendance sous-jacente ainsi que l’importance du biais, qu’il soit positif ou négatif1. Toutes les anticipations exposées ci-dessus reposent sur la certitude que les banques centrales continueront d’injecter massivement des liquidités dans le système financier: c’est-à-dire juste la dose nécessaire pour alimenter tous les canaux de l’inflation des actifs financiers et conduire, ô miracle, à une accélération de la croissance, de l’inflation et à une hausse des attentes d’inflation. Comme on a pu le constater ces huit derniers mois, c’est exactement la voie qu’ont choisi les banques centrales: grâce à leurs programmes d’achats d’actifs, elles ont encore accru l’importance de leurs injections de liquidités… avec pour conséquence un Dow Jones qui flirte avec les 30'000. Cependant, comme l’affirmait le légendaire joueur de baseball Yogi Berra: «en théorie, il n'y a pas de différence entre la théorie et la pratique. Mais, en pratique, il y en a une».

Des inconnues qui nous inquiètent

Dès lors, il semble intéressant d’énumérer les inconnues «connues» auxquelles nous pourrions être confrontés durant les trimestres à venir. Plus loin, nous évoquerons également des inconnues «inconnues». Il s’agit de pures conjectures, mais cet exercice est indispensable lorsque l’on cherche à améliorer la robustesse des portefeuilles. Le lecteur pourra assortir chacune des propositions qui suivent d’une probabilité, car après tout, les marchés se construisent sur la base de matrices de probabilités.

La reprise sera-t-elle aussi forte
que le consensus le prévoit actuellement?

Les questions qui suivent peuvent être intégrées dans l’ensemble, ouvert, des inconnues «connues». Comment la transition entre Joe Biden et Donald Trump va-t-elle s’effectuer? A quel moment Donald Trump reconnaîtra-t-il sa défaite? Peut-on tabler sur un passage de témoin sans heurts? Quelle est l’importance du second tour des élections en Géorgie pour les deux sièges de sénateurs? Faut-il tabler sur un Congrès divisé ou est-il encore possible d’envisager une «vague bleue»? Quelles seront les priorités du tandem Biden-Harris? Quel est le risque qu’il crée la surprise en augmentant rapidement la fiscalité des entreprises?

La Fed et la BCE pourraient-elles surprendre les marchés en procédant à des achats d’actifs plus importants que ceux que prévoit le consensus? Sur quels titres ces achats porteront-ils, les emprunts privés ou plutôt sur la dette gouvernementale et supranationale? Quel accueil le marché réservera-t-il aux emprunts émis dans le cadre du fonds de relance «Next Generation UE»?

Comment le marché réagira-t-il si le Brexit se réalise sans que les parties parviennent à un accord? Quelle sera sa réaction à la publication de la «revue stratégique» de la BCE? La Banque d’Angleterre va-t-elle passer aux taux d’intérêt négatifs durant le premier semestre 2021? La reprise sera-t-elle aussi forte que le consensus le prévoit actuellement? La campagne de vaccination aura-t-elle pour conséquence un retour aux comportements d’avant la pandémie? Du côté des marchés émergents, quelle forme prendra la reprise sachant qu’il n’y a aucune échéance électorale importante en 2021?

A l’impensable qui nous menace

Passons aux inconnues «inconnues». Elles peuvent être dérangeantes ou surprendre, mais j'invite néanmoins le lecteur à prendre l'impensable en considération. La campagne de vaccination pourrait être extrêmement rapide ou au contraire d’une lenteur excessive. Dans l’un ou l’autre cas, quel serait son impact sur la reprise telle qu’anticipée par le consensus?

Aux Etats-Unis, le blocage politique accentue les divisions et la polarisation de la population. Les conflits et les soulèvements perdurent. Les catastrophes naturelles liées au climat se multiplient. Les zones actuellement sensibles connaissent une éventuelle escalade des conflits: Moyen-Orient (Iran-Irak-Syrie-Liban), mer de Chine orientale, Inde-Pakistan, Turquie, Amérique du Sud. L'activité des terroristes dans l'UE et en Afrique s’intensifie. L’UE connaît un regain de tensions: des pays tels que la Pologne et la Hongrie envisagent de sortir de l’Union. Les dirigeants politiques populistes gagnent du terrain et fragilisent les démocraties.

Caveat emptor

L'année 2020 touchant à sa fin, l’activité des marchés devrait se ralentir et la volatilité diminuer dans le courant du mois de décembre. Les banques centrales termineront l’année comme elles l’ont commencée, déterminées à faire le nécessaire pour que tout aille bien et confiantes dans le fait qu’elles y parviendront. Toutefois, les éléments énumérés précédemment devraient maintenir les investisseurs sur leur garde. En effet, la liste des inconnues connues ne cesse de s’allonger et la progression des inconnues inconnues est linéaire et parallèle à celle des bilans des banques centrales. Ces inconnues inconnues feront que la prime liée aux incertitudes restera élevée en 2021 et au-delà. Le monde actuel ne va pas vers la simplicité, bien au contraire. Comme l’ont encore une fois démontré les élections américaines, la frontière entre réalité et fiction tend à devenir passablement ténue.

 

1 Cf. «Aux risques de l’endogénie», Peter de Coensel, Allnews, 20 novembre 2020

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