Unigestion fête 50 ans d’existence

Nicolette de Joncaire

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En 1996, Bernard Sabrier renonçait à la gestion privée pour se tourner entièrement vers la gestion institutionnelle. Entretien.

Unigestion fête son cinquantenaire: cinq décennies que Bernard Sabrier résume simplement.

En 1976, il rachète la société créée par son père quelques années auparavant, avec alors quatre employés et 500'000 francs de capital. En 1978, Patrick Fenal le rejoint comme associé et c’est avec lui puis le reste de l’équipe qu’ils développeront Unigestion.

En 1987, Unigestion prend le contrôle de la BSI (Banca Svizzera Italiana) qu’elle revendra 6 ans plus tard à la SBS (Société de Banque Suisse). Unigestion s’est alors transformée en banque privée jusqu’à un jour de 1996 où, rencontrant un groupe d’avocats américains travaillant sur les fonds en déshérence, Bernard Sabrier a compris que la gestion de fortune pour le compte de clients aux actifs non déclarés était un modèle qui touchait à sa fin. C’est pourquoi il cède Banque Unigestion à Republic National Bank of New York, renonçant ainsi au private banking traditionnel pour se tourner entièrement vers la gestion institutionnelle.

Misant sur sa longue expérience en hedge funds et en private equity, Unigestion est devenue alors pionnière des stratégies alternatives en Europe. C’est aussi vers la fin des années 90 que Patrick Fenal a développé l’application du concept de Minimum Variance, concept que Fiona Frick et Alexei Jourovski feront grandir au fil des années. En janvier 2011, Fiona est nommée CEO d’Unigestion et Patrick Fenal devient Vice-Président du conseil d’administration.

A fin 2021, les actifs sous gestion d’Unigestion se montaient à 22 milliards de dollars dont le Private Equity représente plus de la moitié, les actions un peu moins de 40% et les autres stratégies alternatives le reliquat.

En nommant Fiona Frick au poste de CEO en 2011, n’avez-vous pas enfreint un «non-dit» de la finance suisse où prévaut un déséquilibre évident dans la répartition homme/femme des postes de direction encore à ce jour?

Si l’on veut progresser, les règles sont faites pour être enfreintes. Dans ce cas précis, l’histoire nous a donné raison puisque Unigestion a doublé de taille ces 10 dernières années.

Sur cette période de 50 ans, les marchés ont évolué et continuent de le faire. Dans quel sens et quelles sont les différences les plus notables à votre avis?

Dans les années 70, le plus grand des avantages compétitifs était d’avoir accès à l’information. Aujourd’hui la question n’est plus de détenir l’information mais de savoir comment l’utiliser au mieux. En raison de la quantité d’informations disponibles, la technologie a pris le dessus sur la gestion humaine. Ajoutez encore que parce que l’information est immédiatement disponible pour tous, l’impact des nouvelles sur les réactions des investisseurs s’est accentué. Il fut un temps où la diversification entre les actions et les obligations (60-40) constituait l’essentiel des portefeuilles institutionnels. Avec l’intervention systématique des banques centrales qui ont pris une place prépondérante dans l’évolution des marchés et la baisse continuelle des taux d’intérêts, la manière d’allouer le capital s’est profondément modifiée pour faire place à des portefeuilles plus concentrés, intégrant plus de stratégies alternatives et des poches plus thématiques; ceci aussi pour s’adapter à l’écart de performance entre les actions «value et growth».

Les qualités d’un bon gestionnaire sont-elles les mêmes aujourd’hui que dans les années 1970? Quelles distinctions feriez-vous et pourquoi?

De quel type de gestionnaire parle-t-on? La typologie est différente selon que l’on parle d’un gérant actions, obligations, hedge fund ou private equity. Et à l’intérieur de chaque segment, on observe une grande diversité de sous-stratégies. D’une manière générale, le gestionnaire d’aujourd’hui est plus quantitatif, mais il doit toujours faire preuve d’une certaine humilité et d’un grand sens commun et se montrer capable d’utiliser les outils technologiques tels que le big data ou l’intelligence artificielle pour construire des modèles qui permettent de mieux anticiper, d’agir plus vite et d’optimiser les résultats. Il se doit toujours et encore d’être rigoureux dans un processus d’investissement très cadré et enfin de toujours garder à l’esprit qu’il peut être dans l’erreur. Sur ces derniers points, rien n’a changé.

L’approche ESG est récemment devenue une tendance forte? Percevez-vous là aussi une évolution sensible?

Les fondements de l'ESG sont là depuis longtemps. La gestion d'actifs, les gouvernements, le grand public, tous doivent y jouer leur rôle car l'ESG n'est aujourd'hui pas un choix mais une nécessité. Ce qui est parfois inquiétant est que dans un monde de la finance où la pression sur les frais de gestion a été forte, certains acteurs ont vu dans l'ESG un moyen de répondre à la demande des clients tout en préservant leurs marges. Certains ont même affirmé que l'ESG conduirait automatiquement à des rendements plus élevés. Ne confondons pas "doing good" et "doing well". Cette approche "marketing" me préoccupe. Comme dans tout domaine d'investissement, certains seront plus performants que d'autres. S'engager dans une finance plus durable devrait simplement nous permettre de participer à la construction d'un monde meilleur que celui que nous laissons aujourd'hui aux générations futures et il est rassurant de constater que les investisseurs et les gestionnaires ont pris conscience de leurs devoirs. Mais personne ne doit profiter de cette tendance pour tromper les investisseurs.

Depuis quand l’avez-vous intégré chez Unigestion et pourquoi?

Nous avons commencé en 2004, d'abord sur les marchés cotés, puis sur les marchés privés. En partie de notre propre chef et en partie à la demande de nos clients institutionnels nordiques. Aujourd'hui, 77% de nos actifs sont couverts par des critères ESG et nous lançons deux fonds qui seront conformes à l'article 9 en ce début d’année.

En 2011, vous avez apporté le contrôle d’Unigestion à la fondation d’utilité publique suisse FAMSA. En 1994, vous aviez aussi créé la fondation Children Action. Quel est le sens de ces démarches?

Je me suis inspiré très «modestement» du modèle de la Fondation Wilsdorf (actionnaire de Rolex) et d’autres, essayant de donner un vrai sens à mes activités professionnelles. Famsa est une fondation Suisse d’utilité publique dont la mission est de financer des projets scientifiques, d’éducation, médicaux et artistiques. Elle contribue aussi de façon importante au développement de la fondation Children Action.

Vous êtes également membre de l’advisory board du Marshall Institute de la LSE et membre de la commission des missions scientifiques pour la durabilité du Conseil International pour la Science (International Science Council). Quels rôles jouent ces institutions et quel rôle y jouez-vous?

Le Marshall Institute, intégré dans la London School of Economics offre un curriculum unique au monde qui aide à promouvoir l’action privée pour le bien commun. C’est donc un tremplin unique pour permettre à celles et ceux qui le souhaitent d’entrer dans l’action humanitaire, philanthropique et sociale de façon réellement professionnelle.

Par ailleurs, il est probable que la science contribuera et aura un impact prédominant sur le développement des Objectifs de développement durables de l’ONU. C’est ce qui m’a poussé à adhérer à la démarche de l’International Science Council, nouvellement créé par Sir Peter Gluckman.

Un dernier mot sur la crise que nous vivons depuis 2 ans?

Le bilan est complexe. Nous ne mesurerons sans doute les conséquences de cette crise sanitaire et économique que dans quelques années. Les progrès scientifiques – en biologie, en médecine, en imagerie et en technologie – dépassent tout ce qui a pu être imaginé à ce jour avec un potentiel bénéfique immense. Toutefois le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser.

C’est sans doute aussi pourquoi nous assistons à une détérioration des systèmes et des valeurs démocratiques en même temps qu’à un contrôle de plus en plus important des citoyens; un peu sur un modèle emprunté à celui de la Chine que l’Europe tente de freiner invoquant les droits à la sphère privée. Par ailleurs, des projets comme le métavers vont changer sans doute durablement la façon dont interagissent les femmes et les hommes entre la vie réelle et la vie digitale.

Alors que l’on parle de reconnexion nécessaire à la nature, il semble que nous laisserons à nos enfants un modèle d’isolation virtuelle… déconnecté de toute réalité. Et comme l’écrivait Hannah Arendt, «la solitude peut mener au totalitarisme.»