Une autre lecture du contexte

Nicolette de Joncaire

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Chômage faible, salaires en hausse, réserve d’épargne: une récession à court terme dans ces conditions est peu probable. Entretien avec Vincent Chailley de H2O Asset Management.

Conflit en Ukraine, Covid et ralentissement en Chine, resserrement des banques centrales, inversion de la courbe … récession, stagflation. L’atmosphère est lourde, les marchés volatils et l’investisseur anxieux. Un contexte difficile à lire «où le court terme entre souvent en contradiction avec le long terme» estime Vincent Chailley, CIO de H2O Asset Management.

Craignez-vous une forte récession?

Pas réellement, du moins à court terme. Avant le conflit russo-ukrainien, l’économie mondiale présentait une forte dynamique positive qui ne s’est pas évaporée. Tous les chiffres étaient au vert, ceux des entreprises comme ceux des ménages, les fondamentaux restent bons et le chômage au plus bas que ce soit aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, mais aussi en France, en Espagne ou en Italie. Les salaires augmentent parce que les employeurs y sont contraints et dans de nombreux secteurs, ils peuvent répercuter les hausses de coût aux consommateurs qui bénéficient de l’épargne accumulée suite aux politiques fiscales de soutien à l’économie et aux ménages mises en place dans de nombreux pays pour atténuer les effets de la crise du Covid. Les quelques 10 points de PIB que représente cette épargne n’ont pas encore été consommés et commencent tout juste à l’être en Europe. En bref, chômage faible, salaires en hausse, réserve d’épargne: une récession à court terme dans ces conditions est peu probable.

Beaucoup lisent dans l’inversion de la courbe des taux l’annonce d’une récession. Qu’en dites-vous?

Qu’il faut la lire avec prudence. La courbe est inversée à cause du prix des matières premières. Même chose pour les enquêtes, largement pessimistes. N’oublions pas que la majorité des «enquêtés» n’a jamais connu l’inflation et peine à lire une situation qui ne lui est pas familière. Mieux vaut, selon nous, observer les données économiques… qui les contredisent.

Il n’est question d’inflation que depuis quelques mois alors qu’avec l’assouplissement quantitatif, la masse monétaire est en augmentation depuis plus de 10 ans. Comment l’expliquez-vous?

La masse monétaire, d’abord accumulée sur le bilan des banques, a en premier lieu réparé la bulle financière. Mais en réalité, nous sommes en période d’inflation depuis 2013-2014 même s’il s’agissait alors d’une inflation des actifs financiers dans un contexte de gigantesque financiarisation de l’économie. Avec le Covid, cette tendance s’est interrompue et nous sommes passés à l’inflation des biens et des services par choc de la demande comme je l’évoquais précédemment. Par ailleurs, nous assistons désormais à une resynchronisation économique d’un monde où l’inflation dans certains pays était compensée par les coûts bas d’autres (par exemple entre les Etats-Unis et la Chine). Le Covid a renivelé le paysage.

L’inflation, qui était déjà présente deux trimestres avant la crise ukrainienne, est là pour durer.
Il est beaucoup question de ralentissement en Chine. Les craintes sont-elles fondées?

Il est, selon nous, très probable que la Chine rouvrira et repartira de l’avant dès cet été. Ce qui signifiera un double choc de demande car le phénomène observé dans les autres pays s’y reproduira. L’histoire de fond reste donc bien celle d’une croissance solide accompagnée d’inflation. Avec tous les pays approchant du plein-emploi et les entreprises passant la hausse des coûts dans les prix. Il nous semble que l’inflation, qui était déjà présente deux trimestres avant la crise ukrainienne, est là pour durer.

Comment la faire ralentir?

Elle ne s’arrêtera pas seule. Il faudra que les banques centrales montent encore bien davantage les taux : entre 5 et 6% aux US, de 2 à 4% en Europe, ce qui tendra les marchés financiers qui seront plus instables. Néanmoins, la bulle des marchés d’actions américains ne s’était pas généralisée et avait commencé à dégonfler avant le conflit ukrainien. Le risque d’éclatement comme celui que nous avons connu avec la bulle internet est dès lors peu probable.

Quels sont les actifs à privilégier en ces temps?

Le «pricing power» n’est pas le même pour toutes les entreprises. Certaines peuvent faire face aux changements de conditions de marché, inflation, hausses des taux d’intérêts, d’autres non.  Les gagnants des prochaines années seront souvent les perdants des dernières années. Ceux dont les performances ont été excellentes sont en danger parce qu’une partie des raisons de leur succès disparait. Profiteront du nouvel environnement les moins valorisés comme le secteur automobile avec ses carnets de commande bien remplis et ses confortables réserves de cash. On peut penser aussi aux pays émergents. Le monde développé était attractif grâce aux injections des banques centrales et à l’environnement de pseudo-sécurité qu’elles ont créé. Ce n’est plus le cas. Tandis que nombre de pays émergents profitent du cycle actuel, par leurs exportations de matières premières notamment, et ont montré dernièrement leur capacité à absorber inflation et hausses des taux d’intérêt.

L’économie Russe ne pourra s’affranchir d’une profonde récession cette année.
Les investisseurs ne risquent-ils pas de choisir désormais leurs actifs en fonction des sanctions potentielles sur le (ou les) émetteur(s)?

Il est vrai que nous sommes dans une situation inédite. Le fait que les Etats-Unis refusent le paiement des coupons de la dette Russe qui peut, et veut payer, constitue un risque de type nouveau qu’il nous faut intégrer. La guerre économique interfère désormais avec les actifs financiers. En conséquence, beaucoup de grands investisseurs – les fonds souverains par exemple – reconsidèrent leur lecture des actifs américains. Il faut ajouter que la dynamique de déglobalisation des marchés financiers ne joue pas en leur faveur car les Etats-Unis ont un déficit commercial et public très important. Il est par conséquent difficile d’être positif sur le dollar à moyen terme, même s’il bénéficie localement de taux favorables. On pourrait structurellement entrer dans un monde négatif vis-à-vis des actifs américains, d’autant qu’ils sont très chers. La Fed va devoir ralentir l’économie pour maitriser l’inflation et les décisions politiques pourraient couper l’appétit de beaucoup d’investisseurs étrangers.

Quel impact sur la Russie des sanctions prises à son égard?

A court terme, la Russie a pu absorber les sanctions économiques grâce à sa grande préparation. Réduction des déficits, vente des actifs étrangers, notamment américains, développement d’une forte autonomie alimentaire, accroissement de la dépendance des pays voisins au gaz et au pétrole Russe ont permis à la Russie d’absorber, et même de profiter du conflit grâce à la hausse du prix des matières premières.

Mais si le conflit devait se prolonger et les sanctions durer, ce qui devient le scénario le plus probable, la situation va rapidement se détériorer pour le pays. La guerre coûte cher, l’autarcie est loin d’être totale, et les pays de l’ouest réduisent déjà leur dépendance aux matières premières russes. L’économie Russe ne pourra s’affranchir d’une profonde récession cette année.

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