Patience et longueur de temps

Anne Barrat

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Crise ukrainienne ou pas, la prudence s’impose, inflation, stagflation, dispersion obligent. Avec Raphaël Thuin de Tikehau Capital.

© David Morganti

Une nouvelle ère économique commence qui sera placée sous les auspices d’une hausse des prix générale et durable, de ceux de l’énergie notamment, d’une hausse des taux d’intérêt qui fait souffler un vent de face après des années des vent arrière, créant des conditions de marché où volatilité et dispersion compteront de nouveau. Un environnement propice à la gestion active et aux stock pickers se réjouit Raphaël Thuin, directeur des stratégies de marchés de capitaux chez Tikehau Capital.

Comment la crise ukrainienne influence-t-elle votre vision des évolution macro-économiques sous-jacente à vos stratégies d’investissement?

L'incertitude qui plane sur les marchés autour du conflit en Ukraine, du ralentissement économique et de la remontée des taux, nous invite à la plus grande prudence sans toutefois modifier l’approche qui est notre marque de fabrique, celle du temps long. Plus que jamais, alors que la situation peut changer d’un jour, d’une heure à l’autre, entraînant des mouvements de marché dans un sens ou son contraire, le capital doit être patient. Il est important de prendre la mesure du caractère exceptionnel de ce que nous sommes en train de vivre: jamais une économie aussi importante que celle de la Russie, qui entretient une forte interdépendance avec l’économie mondiale, n’a été mise ainsi au ban. Le cas de figure est très différent de ceux de l’Iran ou de la Corée du Nord. Il est également différent des sanctions prises contre la Russe après l’annexion de la Crime en 2014. Il est par conséquent inutile de perdre du temps à envisager ce qui va se passer demain ou dans un mois, il nous semble plus indiqué d’investir sur des temps longs de cinq, dix, quinze ans. L’heure n’est pas à la prise de risques mais à la précaution. La crise renforce les convictions que nous nous étions forgées dès la fin 2021, en amont des événements actuels.

«L’impact sur les coûts de production et, in fine, les prix payés par les consommateurs, ne fait que commencer et entretiendra probablement une hausse des prix de longue haleine.»
Quelles sont ces convictions?

La première concerne l’inflation, qui jouit d’une véritable dynamique structurelle  davantage que ponctuelle. Premièrement, la hausse des prix qui la sous-tend pourrait s’inscrire sur la durée dans la mesure où elle est en partie liée à des tendances démographiques de long terme. Le vieillissement des populations et la réduction des personnes en âge de travailler est un facteur inflationniste en soi : la proportion de gens qui ne produisent plus, mais dépensent leur épargne, augmente. Deuxièmement, la Chine est en train de changer de modèle économique et ne reviendra pas en arrière : après des décennies où l’économie chinoise était principalement fondée sur des exportations à faible coût, ce qui a nourri la baisse des prix à travers le monde, elle pivote vers un modèle inspiré des économies occidentales davantage tourné vers le marché domestique. L’impact sur les coûts de production et, in fine, les prix payés par les consommateurs, ne fait que commencer et entretiendra probablement une hausse des prix de longue haleine. Enfin, le 3e facteur inflationniste tient à ce que le point d’inflexion de la mondialisation semble avoir été atteint. Aux années de suroptimisation fiscale, financière ou productives, vont succéder de nouvelles priorités, telles que le raccourcissement des circuits de production, l’élévation de barrières protectionnistes ou la relocalisation des outils de production qui auront probablement un effet positif sur la croissance des prix à long terme.

La 2e conviction a trait à la dynamique stagflationiste qui menace nos économies  : il nous faut revoir notre copie en termes de modélisation de la croissance pour les mois et les années à venir, et être prudent sur nos attentes en termes d’inflation.

La 3e conviction tient à la dispersion que connaissent les marchés depuis le début de la crise sanitaire liée au COVID.

Cette dispersion est-elle appelée à durer?

Les grands écarts de valorisation et de performance que l’on a pu constater depuis 2020 risquent de s’installer durablement dans la mesure où ils sont la conséquence de la fin des politiques monétaires de taux d’intérêt bas. La dispersion ne signifie pas seulement la rotation sectorielle entre actions de croissance et actions «Value», mais de grandes disparités au sein d’un même secteur.  Un exemple parlant est celui des Techs: la perspective d’accélération des taux directeurs des banques centrales a entraîné une correction forte pour les noms qui affichaient des multiples excessifs, sinon exubérants, particulièrement vérifiée pour les techs non-rentables. La disparité de performance et de valorisation au sein de ce segment est aujourd’hui saisissante.

«Il y a aujourd’hui des entreprises de grande qualité disponibles à des prix très dépréciés, dans le secteur des biens de consommation quotidienne par exemple.»
Quelles sont les conséquences ce triptyque inflation – stagflation – dispersion pour les marchés?

Il semble important de concentrer son analyse sur des entreprises susceptibles de résister à un ralentissement de la croissance économique, et à un retour structurel de l’inflation. Des entreprises profitables, à fort pricing power, et dont la base d’actifs est faible et moins coûteuse, doivent mieux résister à cet environnement. En parallèle, un scénario de remontée des taux mettrait à mal les actions dont les valorisations sont importantes : il est donc important de rester éloignés des valeurs à multiples excessifs, d’avantage sensibles aux taux d’intérêt. En quelques mots, il faut donc faire de la qualité à prix raisonnable, une gageure en temps normal, mais d’avantage accessible aujourd’hui grâce à cette hausse de la dispersion et l’apparition de grandes dislocations de marché.

Avez-vous des exemples concrets?

Il y a aujourd’hui des entreprises de grande qualité disponibles à des prix très dépréciés, dans le secteur des biens de consommation quotidienne par exemple: des marques à forte image, telles que Clorox, Unliver ou Colgate, se traitent à des valorisations attractives tout en offrant de vrais potentiels de croissance et de profitabilité en lien avec leur exposition aux marchés émergents. Même le secteur de la Tech offre encore des poches d’attractivité sur des segments en forte croissance, de l’ordre de 20% par an, tels que la publicité en ligne et le cloud. Enfin, les secteurs de réouverture, tels que les hôtels ou le voyage, présentent quelques opportunités alors que les niveaux de valorisation restent parfois relativement faibles, même en prenant des scénarios conservateurs de croissance du segment dans les années à venir.

Quelles conséquences ce triptyque inflation – stagflation – dispersion a-t-il sur la gestion des portefeuilles?

Faire fi de l’obsession du court-terme et prendre des jumelles pour regarder loin est selon nous la clé de la gestion de portefeuille aujourd’hui. Ce qui veut dire concrètement : d’une part faire preuve de la plus grande prudence et conserver des liquidités pour pouvoir se positionner rapidement lorsque l’incertitude aura cédé le pas à davantage de visibilité ; d’autre part, construire  des portefeuilles qui auront une solide capacité de résilience face à l’inflation et au risque de ralentissement économique. La sélectivité et l’analyse fondamentale restent donc selon nous des éléments clés dans le travail d’allocation d’actifs.

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