Parlons d’asset management suisse

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

La Fondation Genève Place Financière a créé un chapitre «Asset Management». Entretien avec Yves Mirabaud, Jean Keller et Edouard Cuendet.

De gauche à droite: Yves Mirabaud, Jean Keller et Edouard Cuendet.

Nul n’est prophète en son pays. Force est de constater que les investisseurs institutionnels suisses vont volontiers chercher à l’étranger les fonds et solutions qu’ils pourraient trouver chez eux. Célèbre pour sa gestion de fortune privée, la Suisse peine à se faire une réputation en matière d’asset management. La faute à une absence de «politique de place» comme ont su le faire les Français qui comptent aujourd’hui plus de 630 sociétés de gestion pour des encours gérés de 4'000 milliards d’euros? Les talents ne manquent pourtant pas. L’asset management suisse représente quelques 2'200 milliards de francs, 9900 emplois directs et 46'000 emplois indirects1. Alors, sans aller jusqu’au «flygskam»2, pourquoi prendre l’avion plutôt que le tram? La Fondation Genève Place Financière s’est saisie du sujet avec la création d’un chapitre «Asset Management». Entretien avec Yves Mirabaud, président de la Fondation, son directeur Edouard Cuendet et Jean Keller, membre du chapitre nouvellement créé.

Pourquoi faut-il renforcer l’Asset Management suisse et plus particulièrement à Genève?

Yves Mirabaud: La gestion d’actifs indépendante suisse souffre de plusieurs maux d’origine culturelle. Les banques tendent à favoriser leurs propres produits et ne se tournent pas vers ceux des sociétés indépendantes qu’elles perçoivent comme concurrentes. Les autres investisseurs institutionnels – que ce soient des gérants indépendants, des family office ou des institutions de prévoyance – préfèrent les noms connus, généralement des géants internationaux, aux perles locales. Même avec une performance supérieure, un fonds géré par un petit acteur romand aura du mal à convaincre. En Suisse, la prédominance de la gestion de fortune fait ombre à la gestion d’actifs qui a longtemps été considérée comme un simple appendice.

En Suisse, il n’existe pas de politique de prévoyance personnalisée
car la culture suisse de la prévoyance est coopérative.
L’Asset management est d’abord d’origine anglo-saxonne. La France s’en est toutefois emparé avec un succès certain? Pourquoi pas la Suisse?

Jean Keller: La réponse se trouve largement dans les particularités des structures des marchés. L’asset management américain, écossais ou anglais doit son essor à la taille des fonds de pension capitalisés. En France aussi le marché intérieur atteint une certaine taille critique. Par contre, en Suisse, il n’existe pas de politique de prévoyance personnalisée car la culture suisse de la prévoyance est coopérative, je dirais même communautaire. Ajoutez à cela qu’il y existe trois places financières: Zurich, Genève et Lugano en trois langues différentes d’où un morcellement considérable. Enfin – et nous l’avions évoqué au printemps3 -, la Suisse ne bénéficie pas d’une «politique de place». Le concept de «politique industrielle centralisée» est complètement étranger à la mentalité suisse. Dans notre pays, les solutions ne viennent pas du haut.

Depuis quand la Fondation Genève Place Financière s’est-elle saisie de cette question?

Edouard Cuendet: La Fondation a décidé de faire un très gros effort pour donner sa place à l’Asset Management et le chapitre éponyme date du début de l’année. Grâce à ce chapitre, Genève forge des liens de collaboration étroite avec la Swiss Funds & Asset Management Association (SFAMA), rapprochant les acteurs romands et alémaniques car il n’existe pas pour l’instant d’organisme fédérateur de la profession en Suisse. Mais la plus grande opportunité des gérants d’actifs genevois est leur expertise en finance durable où la place peut jouer un rôle à l’échelle mondiale. Comme l’a démontré le sommet Building Bridges du 10 octobre 2019, dont le chapitre Asset Management de notre fondation a initié et soutenu la promotion.

Pour que la place financière joue son rôle dans la transition énergétique,
il faut créer les conditions fiscales qui soutiennent le mouvement.
Comment les autorités suisses pourraient-elles appuyer cet effort?

YM: il me semble qu’il y a en Suisse une volonté déclarée d’encourager l’investissement durable qui est justement l’espace où brille l’asset management suisse. Si les autorités retiraient le droit de timbre et l’impôt anticipé sur les produits financiers durables – les green bonds par exemple –, l’Etat n’y perdrait rien (pour la simple raison qu’il n’y a pratiquement aucune émission à l’heure actuelle) et donnerait un sérieux coup de pouce aux gérants d’actifs locaux. On pourrait aussi imaginer d’utiliser une partie de la taxe CO2 pour investir dans un développement durable géré en partenariat public/privé avec l’asset management suisse. Pour que la place financière joue son rôle dans la transition énergétique, il faut créer les conditions fiscales qui soutiennent le mouvement.

Pourquoi, comme c’est le cas du fonds d’incubation Emergence en France, ne pas demander aux investisseurs institutionnels de participer à un pot commun pour fournir le seed-money aux innovations?

JK: Le mécanisme d’Emergence est particulièrement habile. En offrant aux investisseurs institutionnels une tarification très réduite et une participation aux revenus des sociétés de gestion financées, il offre une solution gagnant-gagnant. C’est une très bonne idée même s’il n’est pas facile de fédérer en Suisse où il existe une dizaine de très grands fonds de pension, une centaine de petits fonds et des milliers de toutes petites caisses. On peut imaginer réunir une centaine de millions de francs pour démarrer. Après tout, c’est ainsi qu’Emergence a commencé. Mais l’initiative doit venir des clients. Ils doivent se l’approprier.

La place financière n’est pas si grande. Est-ce jouable? A quel terme?

EC: Oui, tout le monde se connait ici, c’est un atout. Et puis si les premières étapes réussissent, qui sait? L’appétit vient en mangeant. Il faudrait compter 18 mois au moins, surtout en raison des aspects réglementaires.

 

1 Source Swiss Funds & Asset Management Association (SFAMA)
2 Flygskam: néologisme suédois qui marque la honte de prendre l’avion en raison des dommages que le transport aérien inflige au devenir de la planète.