Nous faisons un pari fort sur Swissquote, VZ et Kardex

Emmanuel Garessus

6 minutes de lecture

La prime des actions américaines par rapport aux européennes atteint 60%, note Birgitte Olsen, de Bellevue Asset Management.

Les champions suisses sont à la peine. Non seulement les leaders du SMI déçoivent depuis plusieurs mois, mais les petites et moyennes capitalisations peinent à progresser. Une amélioration se profile-t-elle en 2024? Bellevue Asset Management, avec son fonds Bellevue Entrepreneur Switzerland, investit dans les entreprises au bénéfice d’un actionnaire de référence. Sa performance atteint 42,9% sur 5 ans, contre 36,3% pour l’indice. Ses gérants, Birgitte Olsen et Michel Keusch, répondent aux questions d’Allnews sur les perspectives de ce secteur de la cote et les résultats des entreprises suisses:

Est-ce que les actions suisses résisteraient à une correction des actions américaines?

Birgitte Olsen (BO): La configuration des marchés est différente entre les Etats-Unis et l’Europe. Les small & midcaps européennes se traitent à un multiple des bénéfices nettement inférieur à celui des grandes capitalisations. Et les écarts de performances sont considérables. Depuis que la Fed a mis en oeuvre une politique restrictive, en 2022, l’indice MSCI Europe Small Caps n’a pas progressé alors que l’indice S&P 500 a gagné 25%. 

Pourquoi?

Les marchés ont été fortement influencés par la liquidité. Les grandes valeurs européennes, les GRANOLAS selon l’acronyme de Goldman Sachs, représentent 25% de l’indice Stoxx Europe 600 et se traitent à un PER moyen de 20 fois et avec une prime de 50% par rapport au PER moyen du marché. La situation des GRANOLAS ressemble beaucoup à celle des 7 magnifiques aux Etats-Unis, lesquels font 35% de l’indice S&P 500 avec un PER de 30 fois. 

Les capitaux privilégient les sociétés liquides. La situation est différente en Suisse parce que Roche, Nestlé et Novartis sont moins bien disposées qu’auparavant et que le pays ne profite pas d’une référence dans l’intelligence artificielle. 

«La capitalisation boursière de VZ dépasse dorénavant celle de Vontobel.»

Assisterons-nous à un retournement?

Nous croyons à l’attrait des titres européens du fait de leur valorisation. La prime des titres américains atteint 60% et dépasse donc largement celle des 20 dernières années (20%). 

La Suisse se situe entre les valorisations américaine et européenne. Elle performe moins bien que l’Europe depuis le covid et souffre également de la hausse du franc. L’écart entre les grandes et les moyennes valeurs existe aussi en Suisse, mais dans une moindre mesure qu’en Europe. 

Mais la conjoncture européenne étant moins soutenue en Europe qu’aux Etats-Unis, la BCE pourrait baisser ses taux directeurs avant la Fed et provoquer une reprise des actions européennes et suisses.

La hausse des rendements obligataires américaines n’est-elle pas inquiétante aussi pour les valeurs suisses?

BO: Les marchés obligataires, qui ont la réputation de mieux intégrer les informations que les actions, sont très volatiles ces deux dernières années. J’ai l’impression que nous assistons à un phénomène d’exagération. Les taux longs américains ont fortement réagi à la baisse aux propos de Jerome Powell avant Noël. Le sentiment repart violemment dans l’autre sens. Les marchés européens, surtout les petites et moyennes capitalisations, ont déjà escompté une récession, ce qui offre une protection contre les mauvaises nouvelles. Mais les investisseurs manquent de visibilité. 

Dans ce cas, mieux vaut se concentrer sur les qualités propres à chaque entreprise. Que pensez-vous des derniers résultats, par exemple de Schindler, une société globale et très suivie? 

Michel Keusch (MK): Les résultats de Schindler sont très proches des attentes, en dessous à cause d’un effet de change marqué (6%). Sur base organique, la croissance est légèrement meilleure que prévu et la marge d’exploitation parfaitement en ligne avec les attentes (11,4%). Le titre a bien réagi, surtout grâce au dividende exceptionnel. Pour la 1ère fois, Schindler s’est exprimé sur la perspective de ses marges, qui devrait atteindre 13% à moyen terme. 

Nous sommes investis parce que nous attendions une hausse des marges en 2023, mais les progrès résultent de la baisse des matières premières et de différentes économies de coûts à notre avis assez aisées à obtenir. Les futurs gains d’efficience seront plus ardus à obtenir. Nous sommes donc assez prudents. 

Le groupe devra aussi réparer les erreurs du passé dans la fixation de ses prix de vente. Schindler n’a historiquement pas bien géré son «pricing» si bien que ses produits sont souvent moins chers que ceux des concurrents. La situation de Schindler contraste avec l’idée largement répandue de prix suisses généralement supérieurs. Il est important que le management s’attaque à ce problème et relève ses prix. L’exercice ne sera pas aisé, notamment en Chine où Kone, est en train de baisser ses prix. 

«Nous n’aimons pas les multiples élevés parce qu’ils exigent une croissance à la fois forte et pérenne».

Enfin, le marché des nouvelles constructions est plutôt en train de s’affaiblir. Le relèvement des marges ne ressemblera donc pas à une balade de santé. Le titre Schindler se traite avec une décote de 10% par rapport à Kone, laquelle est d’autant plus justifiée que ce dernier a présenté de meilleurs résultats que Schindler, comme Otis d’ailleurs. 

La première position du fonds, Lindt & Sprüngli, parie plutôt sur des prix «premium». Est-ce qu’il a encore un potentiel?

BO: La pondération de Lindt & Sprüngli dans l’indice SPI est forte, si bien que nous ne faisons pas un pari actif important. La moitié de notre portefeuille se compose de petites et moyennes capitalisations et l’autre de poids lourds de l’indice, dont Lindt & Sprüngli. Nous sommes toutefois confiants dans son modèle d’affaires.

MK: Nous faisons, à l’inverse, un pari très fort sur Swissquote, qui ne représente que 0,3% de l’indice et 3% de notre fonds. Il en va de même de VZ Holding et Kardex. 

Nous sommes légèrement surpondérés dans Lindt & Sprüngli en raison de son côté «premium», de la qualité de son management et d’une valorisation qui certes paraît chère, mais qui tient compte d’un atout majeur: Quelles sont les sociétés qui peuvent donner des perspectives à 10 ans aussi solides? La croissance organique devrait être de 6 à 8% sur 10 ans et s’accompagnera d’une amélioration des marges. Une telle visibilité à long terme est très rare. 

Dans un contexte d’inflation majeure, Lindt & Sprüngli a relevé ses prix de 10% l’an dernier sans subir une baisse des volumes. La forte hausse du cours du cacao ne nous inquiète donc pas pour une société au bénéfice d’une telle capacité à fixer les prix. Au cours des 25 dernières années, la hausse du cacao n’a jamais pesé sur les marges. On oublie aussi qu’en pourcentage des coûts, l’emballage est plus important que le cacao. 

Est-ce que vous prévoyez une vague de restructurations dans l’industrie suisse?

BO: L’industrie est souvent cyclique mais il faut distinguer en fonction des sociétés. L’affaiblissement de la conjoncture, par exemple dans la construction, facilite les mesures d’optimisation des coûts sans conduire à des restructurations significatives. 

Face aux défis du moment, il est important d’être investi dans des sociétés au bénéfice de bilans solides. La santé financière d’une entreprise lui permet d’investir pour se positionner correctement et pour l’accompagner dans les thèmes tels que la numérisation, l’automatisation, l’intelligence artificielle, l’efficience des ressources (transition énergétique, électrification), la déglobalisation. Un endettement élevé est un réel handicap, ainsi qu’une marge sous pression. Il faut être vigilant à l’égard des sociétés qui ne pourront pas participer aux thématiques de croissance de la prochaine décennie. Ce cocktail nocif est heureusement peu présent en Suisse. 

MK: Toutes les sociétés suisses sont en permanence en train de baisser les coûts. Le groupe SFS, dans les vis et les fixations, lance chaque année un programme d’économie des 5 à 6%. Cet exercice de fitness est une partie intégrante de l’ADN suisse. Si une société n’innove pas et n’économise pas, elle n’a pas d’avenir. La force du franc les incite d’ailleurs à réduire les charges et à innover en permanence.

Comment avez-vous modifié vos convictions ces derniers mois?

BO: Dans un environnement incertain, nous restons très diversifiés et marions les styles. Nous ne sommes à l’abri ni d’une soudaine hausse des taux ni d’une subite baisse des taux. Nous aimons les sociétés avec une composante technologique et qui appartiennent aux fournisseurs de solutions en matière de digitalisation et d’automatisation, sans que leurs perspectives soient fortement corrélées à la croissance du PIB. 

Est-ce que vous avez un exemple?

MK: Nous avons constamment accru notre exposition à Kardex, dans l’automatisation du stockage. Ce groupe permet à toutes les entreprises d’automatiser, y compris les très petites PME, à partir de 100'000 francs. Chacun constate que le concept du «just in time» ne fonctionne qu’en temps normal. Il est maintenant remplacé par celui du «just in case». Il faut être prêt au cas où un problème d’approvisionnement survenait. Cette capacité d’adaptation suppose des solutions locales. C’est pourquoi une entreprise doit disposer d’usines et/ou d’entrepôts sur chaque continent. Ce principe ne peut être mis en oeuvre qu’avec des entrepôts automatisés, compte tenu des écarts de coûts de la man d’oeuvre d’un continent à l’autre. 

BO: Nous aimons aussi beaucoup des sociétés financières comme Swissquote et VZ Holding. Elles répondent aux changements comportementaux des clients. Les épargnants ne tiennent pas à laisser leurs avoirs être gérés par un seul établissement. Ils sont plus autonomes qu’avant, s’informent eux-mêmes et effectuent du trading de titres. Le modèle de Swissquote est exceptionnel, avec une moyenne des dépôts de plus de 100'000 francs par client. VZ répond lui au besoin de conseil. 

Les deux sociétés gagnent des parts de marché et affichent de fortes croissances d’actifs sous gestion. La capitalisation boursière de VZ dépasse dorénavant celle de Vontobel. La Suisse est donc tout à fait capable de produire des modèles disruptifs et performants y compris en finance. 

Est-ce que Swissquote dépend du cours des cryptos?

MK: C’est une erreur de perception due à sa présence précoce dans le négoce de bitcoins. Aujourd’hui, cela ne représente qu’une très petite part des revenus. Mais si la place de marché des cryptos se développe, peu importe le niveau des cours, Swissquote en profitera aussi. La crypto est un outil supplémentaire dans sa gamme de produits.

Les banques suisses ont un avenir si elles restent agiles et innovantes. Nous avons assisté à la disruption d’une industrie après l’autre. L’industrie bancaire étant la dernière en date. Swissquote et VZ sont deux exemples de disrupteurs. L’argent frais afflue, à raison de 5 à 6 milliards par an pour Swissquote. L’entreprise, autrefois un courtier en ligne, devient progressivement une banque universelle en ligne, sans conseil physique.

Que pensez-vous de la tech suisse représentée par les VAT, U-blox, Comet?

BO: Le multiple de VAT est très élevé, mais l’entreprise est incontournable avec 70% de part de marché dans une technologie indispensable à la production de semi-conducteurs. La demande repart puisque l’entreprise a mis fin à ses mesures de chômage partiel. 

D’autres noms sont attractifs en raison de leur composante technologique, comme Burckhardt Compression, avec une valorisation très raisonnable. L’industriel détient plus de 50% de parts de marché dans des compresseurs que l’on trouve dans les panneaux solaires et le transport de gaz. La société est très innovante mais la croissance peut varier sensiblement d’une année à l’autre compte tenu du prix de compresseurs qui peuvent atteindre 25-30 millions de francs. La société profite aussi des revenus de ses services sachant que la durée de vie d’un compresseur peut dépasser 60 ans. Elle est très bien positionnée dans le cadre de la transition énergétique.

MK: L’innovation dépasse largement les trois sociétés que vous citez. Elle se retrouve même dans des cas qui paraissent improbables. Nous aimons beaucoup Aryzta, dans les produits de boulangerie, une société qui ne cesse pas d’innover. Elle vient de lancer un croissant qui reste appétissant au-delà d’un jour. 

La santé est aussi un facteur d’innovation en Suisse. Quelle est votre opinion à l’égard de ce secteur?

BO: Nous n’aimons pas les multiples élevés parce qu’ils exigent une croissance à la fois forte et pérenne. L’effet covid a été porteur. Il a été suivi par un réveil brutal et un phénomène de déstockage. Nous ne surpondérons pas la santé. Mais, après la transition actuelle, certains groupes profiteront d’une nette croissance à long terme. Il faut être prudent sur la valorisation et le timing.

Nous préférons l’industrie technologique. Comme le montre la part de 16% de titres suisses dans notre fonds européenne petites et moyennes capitalisations, nous apprécions les valeurs industrielles et technologiques, de Burckhardt Compression à Inficon, Lem et Swissquote. 

Les small & midcaps suisses ont leur place auprès des caisses de pension et des banquiers privés. Ce sont des champions dans leurs niches, avec des marges élevées. La fin de la hausse des taux d’intérêt, ou même une baisse des taux au cours des prochains mois, pourrait donner le signal de la reprise de ces valeurs. Elles sont associées à un risque de liquidité supérieur alors que ces sociétés sont moins endettées que les grandes valeurs. Leur bilan est très sain. L’engouement pour les petites valeurs va revenir en Europe et en Suisse.

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