L'impératif d'innovation

Nicolette de Joncaire

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Le capital peut contribuer à la réalisation des objectifs de société. Nouveau modèle de capital-risque pour lutter contre les problèmes sanitaires. Entretien avec Patrick Odier du groupe Lombard Odier.

Fin janvier, Lombard Odier et le Fonds mondial annonçaient un partenariat visant à faciliter la contribution des investisseurs à la lutte contre les problèmes sanitaires majeurs. Avec pour mission d'accélérer la fin des épidémies de sida, de tuberculose et de paludisme, le Fonds mondial, basé à Genève, investit près de 4 milliards de dollars chaque année en programmes locaux dans plus de 100 pays. Son financement repose déjà sur un assemblage d'apports publics et privés, notamment de donations de la fondation Bill & Melinda Gates, de la fondation de la famille Kayser, du groupe Ecobank ou de Merck. Mais la philanthropie ne suffit plus à répondre aux immenses besoins de la finance sociale. «Le capital peut contribuer à la réalisation des objectifs de société» estime Patrick Odier, Associé-gérant Senior du Groupe Lombard Odier. Reste encore à définir comment amener les investisseurs à jouer un rôle dans la construction de l'avenir en conciliant leurs objectifs financiers. Explications de Patrick Odier et de Maximilian Martin, Global Head of Philanthropy.

Ce nouveau partenariat est-il construit dans le même esprit que le «prêt à impact humanitaire» lancé avec le CICR en septembre?*

C'est effectivement dans le même esprit. Nous voulons démontrer que l'univers des placements (tant sous forme d'actions que d'obligations) permet de tenir compte de critères sociaux pour le déploiement d'un capital responsable. Dans la lignée de l'exemple du CICR, d'autres instruments peuvent permettre de combattre les grands défis actuels dont ceux de santé publique. Cette démarche correspond à ce qui a émergé des Objectifs de Développement Durable (ODD) définis par les Nations-Unies et notamment des cinq premiers qui touchent à la qualité de vie des populations.

Pourquoi s'associer avec le Fonds mondial?

Le Fonds mondial est une référence et, surtout, il est lui-même un organisme de financement. Nous partageons donc un langage commun et les échanges en sont facilités pour joindre nos savoir-faire respectifs dans le but de créer des instruments propres à canaliser l'épargne. C'est un partenariat de réflexion puis d'action.

«Le secteur financier doit remplir
son rôle d'allocation sociale du capital.»
Ce partenariat ne concerne-t-il que Lombard Odier et le Fonds mondial?

Il veut servir de modèle à d'autres institutions financières. L'ambition est de créer une formule qui soit la plus réplicable possible. Le secteur financier doit remplir son rôle d'allocation sociale du capital. L'avenir en dépend.  

Pourquoi la banque Lombard Odier s'implique-t-elle dans ce type d'action?

Lombard Odier est d'abord une société de personnes et ses associés ont tôt développé une sensibilité à leur environnement au sens large. Depuis les années 1990, plutôt pour notre éducation personnelle que pour donner des leçons, nous avons construit nos propres méthodes d'analyse pour amener le capital à répondre aux besoins sociaux. Au fil des vingt dernières années, nous avons mis au point une approche qui permet aujourd'hui de répondre à la demande de plus en plus forte qu'expriment nos clients.

Cette demande émane-t-elle d'institutions ou de personnes privées?

Cela dépend des pays mais partout la volonté d'investir avec une véritable incidence socioéconomique positive s'élargit. En Suisse, l'épargne institutionnelle – celle des fonds de pension et des assurances - a été la première à s'y intéresser. La vraie nouveauté est que l'épargne privée y est devenue très sensible.

Comment s'articulera ce partenariat?

Il est conçu en étapes. La première sera une réflexion commune destinée à passer systématiquement en revue les classes d'actifs existantes pour identifier les plus appropriées à chaque type d'action. Nous entendons créer plusieurs instruments pour répondre aux objectifs et créer une dynamique vertueuse qui réduira simultanément les besoins en capital et les déficits. La volonté est de ne pas faire de compromis entre rendement financier et impact social afin d'encourager le réinvestissement des gains. Dans un deuxième temps, nous annoncerons les projets choisis et les véhicules de financement qui y seront attachés.

«La volonté est de ne pas faire de compromis
entre rendement financier et impact social.»
Dans le cas du CICR, le véhicule était un prêt. Serait-il possible de mutualiser les prêts de cette nature pour émettre des obligations?

Il est parfaitement concevable d'étendre le modèle des obligations vertes à la santé. Idéalement, tous les instruments financiers (fonds de placement, obligations, actions d'entreprise) peuvent être adaptés à ces missions. Un fonds obligataire santé, opérant avec les même aspects de liquidité, de crédit et de bonité financière de l'émetteur, que ses pairs est parfaitement imaginable. Attention cependant, le plus gros risque d'un véhicule de ce type est qu'il soit détourné de sa fonction première et que les capitaux ne soient pas investis à 100% dans la santé. Pour les obligations climatiques, nous appelons cette éventualité «l'illusion du vert» et elle est de nature à discréditer l'instrument. Il faut donc s'assurer que le mécanisme de contrôle soit très rigoureux.

Quelle rentabilité un investisseur peut-il attendre de ce type de véhicule?

La rentabilité attendue devra être égale à celle d'un univers de placement traditionnel correspondant. Le compromis est impossible sinon nous sortirions de l'investissement pour retourner dans le champ de la philanthropie.

Comment mesurer la rentabilité sociale au-delà de la rentabilité financière?

Les deux doivent être mesurables. Il faut sortir du paradigme existant où, dans un espace santé estimé entre 17 et 20 milliards de dollars annuellement pour les trois maladies couvertes par le Fonds mondial, les deux seuls instruments de financement des grands projets de santé sont l'aide au développement et l'investissement commercial, et créer un nouveau modèle de capital-risque. C'est aussi une question de choix des projets et d'identification des entreprises. Nombre de grandes avancées scientifiques dans le domaine de la santé n'ont pas encore été déployées dans les pays en développement. L'innovation financière doit se coupler avec l'innovation technologique.

Les nouveaux véhicules pourraient-il bénéficier de garanties d'Etat comme dans le cas du CICR?

Obtenir des garanties d'Etat quand les bénéfices sont privés est un véritable enjeu. Toutefois, le modèle CICR où les Etats assument 50% des risques, le CICR 10% et les investisseurs 40% peut être répliqué s’il s’agit d’un instrument financier comparable. N'oubliez pas que le financement du Fonds mondial est aujourd’hui déjà assuré pour 95% environ par des fonds provenant de gouvernements donateurs et pour les 5% restants par le secteur privé, des fondations privées et des initiatives de financement innovantes.

Peut-on imaginer un traitement fiscal attractif pour ces instruments?

C'est possible mais ce n'est pas l'objectif recherché car il convient d'établir une normalisation de l'approche et non la biaiser par un avantage fiscal. La décision des Etats – qui peuvent encourager de tels produits par la fiscalité ou par les marchés publics – dépendra du type d'actifs. Dans le cas du CICR, la Belgique a accepté de changer sa loi pour soutenir le placement en vue d'augmenter l'efficacité de l'aide au développement.

«La Suisse doit être pionnière dans la finance d'impact
comme elle l'a été avec le microcrédit.»
La Suisse a-t-elle un rôle moteur dans la finance responsable?

Sans aucun doute. C'est la première place internationale de gestion de fonds et sa responsabilité doit être à la mesure des masses gérées. Les Etats-Unis, la Hollande, la France sont également bien placés mais, en raison de la taille de son marché et de la présence des organisations internationales, la Suisse doit être pionnière dans la finance d'impact comme elle l'a été avec le microcrédit. Les banques traditionnelles ont tout intérêt à faire la démonstration que le capital peut contribuer à la réalisation des objectifs de société. Notre responsabilité est de prendre l'initiative au sein de notre secteur afin d'éviter que l'allocation du capital soit politique.

* En septembre 2017, le CICR créait la première «obligation à impact humanitaire» (en réalité un placement privé) afin de transformer la façon dont les services essentiels destinés aux personnes handicapées sont financés dans les pays touchés par des conflits, grâce à un capital initial de 26 millions fourni par des «investisseurs sociaux», identifiés par la banque Lombard Odier qui coparraine le projet, et des «bailleurs de fonds de résultat».