Les taux d’intérêt ne sont pas en ligne avec le cycle de croissance actuel

Yves Hulmann

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Selon Eléonore Bunel de Lazard Frères Gestion, le discours des banques centrales est devenu exagérément prudent.

Les marchés obligataires ont fréquemment changé de cap au cours des douze derniers mois. Après être remontés à plus de 3,2% l'automne dernier, les rendements des bons du Trésor américain à dix ans ont évolué ensuite à un peu plus de 2% jusqu'à fin juillet, avant de rechuter aux environs de 1,7% au milieu de cette semaine. Pendant ce temps, le montant total des titres de dette avec des taux situés en territoire négatif continue d’augmenter. Comment analyser la situation actuelle sur les marchés obligataires? Le point avec Eléonore Bunel, responsable de la gestion obligataire («Head of Fixed Income») chez Lazard Frères Gestion.

Après avoir progressé jusqu’à septembre dernier, les rendements des emprunts d’Etat ont à nouveau fortement reculé durant la première moitié de cette année, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Qu'anticipez-vous au sujet de l'inflation et à propos de l’évolution des taux à long terme des obligations d'Etat?

La baisse des rendements obligataires a été exacerbée ce printemps par le discours des banques centrales et elle nous paraît désormais excessive. Le discours des banques centrales – qui met l’accent sur le ralentissement économique, le très faible niveau de l’inflation – nous semble exagéré. Aux Etats-Unis, l’indice des prix à la consommation sous-jacent («core CPI») reste stable aux alentours de 2% et on observe même certaines tensions sur le marché du travail. On ne va bien sûr pas revenir aux taux d’intérêt affichés dans les années 1970. Néanmoins, le mouvement de hausse des rendements obligataires, qui avait été observé jusqu’à l’automne 2018, reste une tendance durable, même s’il a été ensuite cassé en première moitié de cette année. Aux Etats-Unis, dans le cycle actuel, les taux remonteront probablement jusqu’aux environs de 3,5% s’agissant des bons du Trésor à dix ans.

La guerre commerciale est un important facteur d’incertitude à la fois
pour les économies des pays développés et celles des pays émergents.
Qu'anticipez-vous du côté des principales banques centrales?

Les banques centrales, également en Europe, sont à mon avis un peu trop prudentes actuellement. Certes, il y a eu ces derniers mois un certain nombre de nouvelles négatives. Le secteur manufacturier, en particulier en Allemagne, est sous pression. La guerre commerciale est un important facteur d’incertitude à la fois pour les économies des pays développés et celles des pays émergents. Néanmoins, la tendance de fond va toujours dans le sens d’une amélioration. Nous attendons des statistiques plus favorables concernant l’inflation. Globalement, le niveau des taux d’intérêt n’est pas en ligne avec le cycle de croissance actuel. Dans ce contexte, le discours des banques centrales me paraît beaucoup trop prudent.

Qu'attendez-vous de la part de la Fed jusqu'à fin 2019?

La baisse des taux directeurs de juillet – à savoir de -25 points de base - est quasiment actée. Les récents chiffres d’activité, plus forts qu’attendus, effacent la probabilité d’une baisse de 50 points de base anticipée par certains investisseurs (ndlr: l’entretien a été réalisé avant l’annonce effectuée par la Fed le 31 juillet). Pour la période qui suivra, notre vision est relativement différente de celle du reste du marché. Nous ne sommes pas du tout en ligne avec le scénario dominant qui anticipe quatre baisses de taux au cours de 2019 et début 2020.

Si ce scénario ne se réalise pas, n’y a-t-il pas un risque de déception du côté des marchés?

Oui, c’est bien sûr un risque. On assistera alors probablement à un sell-off sur le marché des actions. Et il y aura aussi une remontée rapide des taux obligataires, avec en corollaire une baisse des prix des emprunts.

Christine Lagarde va agir dans la continuité
de ce qui a été fait par Mario Draghi.
Le montant total des obligations d'Etat affichant un rendement négatif franchit, mois après mois, de nouveaux records. Outre les emprunts d'Etat jouant habituellement un rôle de valeur refuge, comme ceux de l’Allemagne ou de la Suisse, ceux de la France et d’autres pays de la zone euro ont désormais aussi rejoint le club des Etats avec une dette à rendement négatif. Ce mouvement est-il allé trop loin?  

Dans un contexte d’incertitude (guerre commerciale, Brexit, etc. …), les investisseurs se tournent vers les valeurs refuge, qu’il s’agisse des emprunts d’Etat allemands, français ou ceux d’autres pays de la zone euro. Cependant, ce mouvement nous semble excessif et lié aux discours accommodants des banques centrales.  

Anticipez-vous des changements suite à l’arrivée de Christine Lagarde à la tête de la BCE?

Non. A mon avis, Christine Lagarde va agir dans la continuité de ce qui a été fait par Mario Draghi. Maintenant, toute phase de transition est toujours délicate. Christine Lagarde, qui n’est pas une économiste, va devoir s’entourer d’une équipe très solide pour assurer que la BCE soit crédible auprès des marchés. Toutefois, même si elle n’est pas issue du sérail des banques centrales, son expérience auprès du FMI pourra aussi être un grand atout en cas de dissensions au sein du conseil des gouverneurs. Et le fait de connaître de nombreux grands dirigeants de ce monde est clairement un plus lors de phases de crise ou d’importantes turbulences sur les marchés.

En dehors des obligations d'Etat, on a pu observer ces dernières années une forte croissance des volumes pour les instruments qui offrent des rendements plus attrayants, comme les leveraged loans. Y a-t-il des risques d’insuffisance de liquidités sur certaines catégories de produits à revenu fixe si les conditions du marché devaient changer rapidement?

En dehors des emprunts d’Etat et des obligations émises par les grandes entreprises, il y a évidemment toutes sortes de titres de dettes qui se traitent avec des volumes plus faibles et qui sont échangés sur des marchés plus étroits. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement qu’il s’agisse de placements dangereux ou qui sont susceptibles de devenir soudainement illiquides. Contrairement aux leveraged loans qui restent des instruments illiquides, la dette subordonnée financière ou d’entreprise privée bénéficie, parfois, de notes d’une qualité spéculative au niveau de l’émission mais «Investment grade» au niveau de l’émetteur. Du reste, quand on a assisté à de mini « sell-offs » sur les marchés obligataires, ce sont même souvent ces titres qui ont été les plus faciles à vendre. On ne peut, dès lors, pas considérer que tous les titres de dette inférieure à «Investment grade» soient nécessairement un facteur d’instabilité pour les marchés.