Les banques centrales ne refermeront le robinet que très lentement

Yves Hulmann

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Franz Wenzel, stratège en placement chez AXA IM, anticipe dans un premier temps une reprise conjoncturelle en «V», qui sera ensuite suivie d’une pause.

Expert en politique monétaire et en investissements, Franz Wenzel, stratège en placement chez AXA Investment Managers (AXA IM), fait le point sur les perspectives pour les marchés à l’orée du deuxième semestre.

Comment évaluez-vous les mesures mises en place par les banques centrales depuis l’éclatement de la crise du Covid-19, en particulier s’agissant de la Réserve fédérale (Fed) et de la Banque centrale européenne (BCE)?

Je n’ai pas été surpris que les banques centrales aient réagi rapidement au moment de l’arrivée de la pandémie de Covid-19. Des deux côtés de l’Atlantique, les principales banques centrales disposaient déjà de l’expérience acquise lors de la dernière crise financière, ce qui leur a permis de réagir plus vite cette fois. Aux Etats-Unis, la Fed a immédiatement relancé de nouveaux programmes de rachat d’emprunts d’Etat et d’obligations d’entreprises, et cela de manière quasiment illimitée. En Europe, la Banque centrale européenne (BCE) a aussi réagi très rapidement et avec des mesures durables. Maintenant, deux questions vont inévitablement se poser pour la suite: premièrement, qu’en est-il de la situation des finances des Etats, compte tenu des mesures de relance budgétaire et du soutien apporté à de nombreux secteurs? Deuxièmement, combien longtemps la BCE sera-t-elle capable d’acheter des montants de l’ordre de 5 à 6 milliards d’euros d’actifs par jour?

En matière de politique fiscale, avez-vous été surpris par l’ampleur des mesures de relance budgétaire annoncées depuis ce printemps, en particulier en Europe?

Pour les gouvernements, la grande préoccupation du moment est bien sûr la situation du marché du travail. Les Etats devaient immédiatement intervenir, que ce soit d’une manière ou d’une autre. Aux Etats-Unis, le gouvernement a distribué directement des chèques à la population, apportant une aide immédiate et massive à la consommation privée. En Europe, les mesures proposées s’étendront sur une plus longue période et elles s’étendront vraisemblablement sur plusieurs années.

Dans plusieurs pays de la zone euro, le taux de chômage,
en incluant le chômage partiel, se rapproche plutôt des 20 à 25%.
Quelles sont vos attentes concernant le taux de chômage dans la zone euro?  

Le taux de sans-emplois varie déjà beaucoup si l’on tient compte ou non du chômage partiel dans le calcul. En additionnant le chômage partiel au taux de chômage standard, on arrive déjà à une fourchette située entre 15 et 20% - et cela même dans un pays comme l’Allemagne qui, avant la crise, affichait l’un des taux de sans-emplois parmi les plus bas de la zone euro. Dans plusieurs autres pays de la zone euro, le taux de chômage, en incluant le chômage partiel, se rapproche plutôt des 20 à 25%. Maintenant, on peut s’attendre à ce que ce taux diminue rapidement au fur et à mesure que l’activité reprend suite aux mesures de déconfinement mises en place presque partout en Europe. On voit la même tendance aux Etats-Unis où le taux de chômage, qui avait bondi de 3,5% avant la crise du Covid-19 à près de 15% en quelques semaines, est redescendu dernièrement à 11%, selon les chiffres publiés début juillet.

Pour en revenir aux effets de la politique monétaire, quel est l’impact des programmes de rachat de titres sur les prix des actifs, en particulier s’agissant des obligations d’Etat et d’entreprises?

Il est certain que les mesures mises en place par les banques centrales exercent une forte pression à la baisse sur les taux obligataires, renchérissant ainsi les prix des obligations d’entreprises. A titre d’exemple, dans la catégorie dite investissement («investment grade»), l’écart ou «spread» entre ces taux par rapport à ceux des emprunts d’Etat sans risque a été réduit récemment jusqu’aux environs de 140 points de base. En revanche, vu la situation économique d’aujourd’hui avec la récession préoccupante et l’endettement des entreprises, ce «spread» devrait se situer plutôt aux alentours de 300 points de base, soit 3%. En d’autres termes, les mesures mises en place par les banques centrales ont conduit à une surévaluation de nombreuses classes d’actifs, en particulier les obligations d’entreprises qui sont devenues très chères.

Avec ce contexte en arrière-plan, il apparaît évident que les banques centrales ne pourront pas retirer d’un seul coup les immenses quantités de liquidités injectées dans le système dès que la conjoncture montrera des premiers soubresauts – faute de quoi, les banques centrales provoqueraient une chute des prix de nombreuses classes d’actifs. Elles seront extrêmement prudentes lorsqu’elles devront retirer les liquidités.

Quelles sont vos attentes concernant la conjoncture – quels scénarios de reprise privilégiez-vous?

Notre scénario principal est celui d’une reprise en deux phases. Dans un premier temps, nous anticipons pour les prochains trimestres une reprise conjoncturelle en «V», qui sera ensuite suivie d’une pause. A l’heure actuelle, personne ne peut exclure une rechute momentanée après cette phase de reprise initiale. Ensuite, à partir de la mi-2021, la conjoncture devrait véritablement se redresser et le marché du travail se stabiliser. Pour l’essentiel, la forme de la reprise que nous attendons se rapproche du symbole «swoosh» de Nike. Nous tablons sur une croissance du PIB mondial d’environ 6% en 2021, avec un taux de 4,5% aux Etats-Unis, de 6% dans la zone euro et de 8% en Chine.

Même si le premier semestre qui vient de se terminer aura été très dur
pour les entreprises, les actions profiteront peu à peu des anticipations de reprise.
Si la conjoncture s’améliore, les banques centrales devront peu à peu retirer une partie des liquidités injectées dans le système cette année. Quel en serait l’impact sur l’évolution des prix des actifs?

Evidemment, dès qu’une banque centrale va commencer à retirer des liquidités, cela constituera un vent contraire pour certaines classes d’actifs, en particulier pour les obligations d’entreprises et les actions. En cas de retrait même graduel des liquidités des banques centrales, il faudrait que les entreprises affichent une croissance vraiment solide des bénéfices pour que cela contrebalance cet effet. Or, on peut s’attendre tout au plus à une croissance des bénéfices des entreprises de l’ordre de 20% pour 2021, après un recul escompté de l’ordre de 15 à 20% pour cette année. Il y a donc encore passablement de points d’interrogations pour les marchés en 2021. Dans ce contexte, je pense que les banques centrales agiront très prudemment l’an prochain: elles vont commencer à refermer un peu le robinet, mais très lentement. Les banques centrales vont commencer à préparer les marchés en cours d’année prochaine en vue d’un resserrement des liquidités pour la fin de 2021.

Il y a beaucoup de spéculations au sujet de l’évolution des prix à court, moyen et long terme. Que pensez-vous des risques d’inflation et de déflation?

A court terme, la partie est déjà jouée d’avance. Suite à une forte chute du prix des matières premières, notamment des cours du pétrole, et une nette baisse de la consommation, tout va dans le sens d’une désinflation. La tendance baissière des prix va continuer à nous accompagner pendant encore plusieurs mois. Et même à moyen ou long terme, l’inflation ne va pas s’accélérer si rapidement que cela. En effet, il y a encore beaucoup de capacités inutilisées. Si le prix du baril remonte, il y aura un chouya plus d’inflation – mais cela ne suffira pas à modifier durablement la tendance. Je ne m’attends ainsi pas au retour d’une inflation capable de s’autoalimenter, à savoir une augmentation des prix induite par des hausses de salaires. C’est totalement irréaliste dans une situation où le pouvoir de négociation est du côté des employeurs, non pas des employés.

A mon avis, le grand sujet de ces prochaines années sera plutôt le risque d’une «japonisation» de l’économie en Europe, avec des taux d’inflation très bas, voire négatifs. Même en ce qui concerne les Etats-Unis, il n’y en a pas eu beaucoup durant la deuxième moitié des années 2010, et cela même après cinq à six années de programmes d’assouplissement quantitatif (QE).

Dans ce contexte, quelles classes d’actifs sont recommandées ou déconseillées?

A court terme - et malgré la récession qui va encore durer plusieurs mois -, les marchés vont continuer d’être soutenus par les politiques monétaires généreuses des banques centrales et par les programmes de relance budgétaire, à s’ajouteront les espoirs d’une reprise conjoncturelle. Cela profitera aux actifs dits risqués comme les actions. En effet, même si le premier semestre qui vient de se terminer aura été très dur pour les entreprises, avec un recul attendu des bénéfices des sociétés de l’ordre de 20 à 25%, les actions profiteront peu à peu des anticipations de reprise.

Dans le domaine des produits à revenu fixe, nous préférons les obligations d’entreprise de niveau «investment grade» (ou IG) aux emprunts à haut rendement («high yield»). Pour les emprunts d’entreprise IG, je pense qu’il faut se fier ici au proverbe boursier «never fight the Fed». Rien ne sert d’aller à l’encontre des politiques monétaires des banques centrales. Pour les emprunts d’Etat, nous anticipons une évolution de type latérale relativement stable.

A l’inverse, nous déconseillons de garder trop de liquidités dans un contexte où les avoirs en cash sont toujours davantage pénalisés par le régime des taux négatifs, en particulier en Suisse.