La mi-décembre sera une période particulièrement riche en matière d’annonces de décisions de politique monétaire faites par les banques centrales. Jeudi, la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque nationale suisse (BNS) communiqueront leur décision concernant leurs taux. Mercredi prochain, la Fed emboîtera le pas. Le point sur la situation avec Mabrouk Chetouane, directeur de la stratégie de marchés internationaux, chez Natixis Investment Managers Solutions.
Concernant les perspectives de croissance pour 2025, la plupart des économistes tablent sur une extrême domination des Etats-Unis comparé à l’Europe, voire même par rapport à l’Asie. Est-ce aussi votre scénario principal?
Je ne parlerais pas d’une extrême domination des Etats-Unis par rapport aux autres régions du monde à attendre pour 2025. Mais les trajectoires de croissance continueront d’être dichotomiques entre l’Europe et les Etats-Unis. En effet, nous n’avons pour le moment révisé ni la croissance, ni l’inflation aux Etats-Unis, suite à l’annonce de l’élection de Donald Trump. Nous sommes restés prudents vis à vis du lien causal «nouveaux droits de douane égal inflation supplémentaire». Historiquement, si on regarde la première phase de la guerre commerciale durant la période 2018 à 2020, on a alors constaté qu’il n’y avait pas de lien de causalité immédiate entre les droits de douane et l’évolution de l’inflation. A mon sens, le marché, qui a également surfé sur ce thème, a sur-interprété l’impact des droits de douane sur l’inflation et, de façon plus générale, les conséquences de l’élection de Donald Trump et de son impact à l’échelle macroéconomique. Nombreux et nombreuses ont estimé que l’arrivée de Donald Trump signifiait plus de croissance, plus d’inflation, plus de déficit. Ici aussi, je pense qu’il serait de bon ton de faire preuve de raison car Donald Trump devra réussir à réconcilier son programme, potentiellement inflationniste, et les promesses de campagne centrées autour de la lutte contre cette même inflation…. C’est un paradoxe qu’il devra gérer. Même chose concernant le volet croissance – est-il possible de soutenir la croissance de l’activité avec une politique anti-immigration? En matière de politique fiscale, l’idée de réduire les taxes sur les entreprises en les faisant passer de 21 à 15% a marqué les esprits. En réalité, il faudra d’abord s’assurer que le taux de 21% puisse s’étendre au-delà de 2025.
«Après décembre, la Fed devrait procéder à une pause.»
Comment expliquer la réaction presque euphorique des marchés depuis novembre?
La croissance désinhibée des cours boursiers post élection de Donald Trump montre quelques signes d’essoufflement. Il n’y a pas de raison de penser que nous assisterons à un boost de croissance aux Etats-Unis l’an prochain. En résumé, en 2025, la croissance sera certes nettement plus forte aux Etats-Unis qu’en Europe – ce qui n’est pas difficile. Toutefois, globalement, je ne fais pas partie de ceux qui anticipent encore une croissance aux Etats-Unis en 2025 du même ordre qu’en 2024. Après une croissance de 2,6% en 2024, le PIB américain devrait croître dans une fourchette comprise entre 2,0% et 2,2% en 2025, ce qui est déjà bien. Un tel niveau de croissance suffit déjà pour justifier une pause de la part de la Fed. La Réserve fédérale va agir prochainement en abaissant de 25 points de base son taux directeur à la mi-décembre en ramenant son taux directeur dans une tranche comprise entre 4.25% et 4,5% –, niveau de taux que j’assimile à une forme de de neutralité monétaire (ni restrictif ni expansionniste). La Fed réévaluera ensuite la situation au cours le premier semestre.
Concrètement, qu’attendez-vous du côté de la Fed en 2025?
D’abord, il s’agira de voir quelle politique monétaire sera mise en place par Donald Trump en 2025. Puis, elle va juger s’il est nécessaire ou non d’aller au-delà de la neutralité monétaire. Actuellement, ce n’est pas le but de la Fed d’introduire de l'accommodation monétaire. La Fed n’a aucun intérêt à se précipiter. La Fed sait que si elle introduit à nouveau trop d’assouplissement monétaire – en allant au-delà de la neutralité -, elle encourt le risque qu’il y ait à nouveau des tensions sur les parties sur les plus persistantes de l’inflation, notamment du côté des services et tout particulièrement du côté des loyers. Le but n’est pas de renforcer la «persistance» de l’inflation, comme on l’appelle parfois. C’est pourquoi je pense qu’après décembre, la Fed devrait procéder à une pause.
Qu'attendez-vous du côté de la BCE?
La situation est bien sûr très différente en zone euro où les conditions monétaires sont encore à mes yeux restrictives. Il n'est pas utile d’attendre les derniers chiffres de l’enquête PMI pour se rendre compte que la situation dans la zone euro n’est pas au beau fixe.... Il y a, d’une part, l’activité du secteur industriel à l’échelle de l’Europe qui demeure en contraction – sans même parler de l’industrie allemande qui continue de souffrir. D’autre part, quand on regarde en détail la décomposition des croissances économiques dans les pays «cœur» de la zone euro, on constate qu’aussi bien l’investissement des ménages que celui des entreprises montrent des signes de ralentissement, voire de contraction. Donc, si vous n’avez pas d’investissements, une demande effective des entreprises en baisse, une visibilité réduite, aussi sur le plan politique, il est plus nécessaire de stopper l’hémorragie. Toutes choses égales par ailleurs, je ne vois pas de sursaut de croissance dans la zone euro en 2025.
«Si l’on assistait à nouveau à une nette augmentation des taux ou rendements sur les emprunts à dix ans de l’Etat français, je verrais cela plutôt comme un point d’entrée – du moins pour les investisseurs aguerris.»
C’est pourquoi, la BCE doit aller dans le sens d’une politique monétaire plus accommodante. Cela permettrait de compenser, d'une part, l’absence de politique budgétaire expansionniste en Europe. D’autre part, si l’Europe se voit imposer des droits de douane élevés de la part des Etats-Unis, abaisser les taux permet de laisser sa devise se déprécier, de façon à absorber une partie du choc éventuel pouvant être provoqué par les tarifs douaniers. C'est du reste ce que la Chine avait fait en 2018.
L’écart de taux entre les emprunts d’Etat français et allemands à 10 ans est scruté avec attention, en particulier depuis l’été dernier. Quelle est votre analyse de la situation?
Il faut faire attention à interpréter correctement cet écart de taux. Un élargissement peut résulter aussi bien d'une baisse des taux sur le Bund allemand à 10 ans que d’une hausse des taux pour l’OAT français à 10 ans. Compte tenu des incertitudes récentes sur la gouvernabilité de la France, un écart de 80 points de base est peut être considéré comme un niveau relativement calme. Toutefois, il correspond au prix de marché du désordre politique en France. En dépit de la motion de censure et du départ du premier ministre mercredi dernier, il y a eu peu de mouvement sur les taux depuis la semaine dernière. Le taux actuel à 10 ans est très en-deçà des quelques 3,3% affiché en juin dernier immédiatement après la dissolution de l’Assemblée nationale. Finalement, les marchés sont restés relativement sereins. Contrairement à ce que l'on a parfois entendu dernièrement, je ne pense pas que l’on puisse comparer la situation actuelle de la France avec celle de la Grèce.. Au contraire, si l’on assistait à nouveau à une nette augmentation des taux ou rendements sur les emprunts à dix ans de l’Etat français, je verrais cela plutôt comme un point d’entrée – du moins pour les investisseurs aguerris.
Il y a néanmoins une véritable question au sujet du déficit budgétaire qui pourrait dépasser les 6% en France. N’y a-t-il pas de raison de s’inquiéter compte tenu de l’absence de budget pour 2025…
En tant qu’investisseur dans des titres de dette souveraine, la question ultime est celle du risque défaut. Est-ce que l’Etat risque de faire défaut? Non. D’une part, car des mesures peuvent être mises en place par le gouvernement pour améliorer la situation. D’autre part, car il faut tenir compte du dispositif appelé Transmission Protection Instrument (TPI) qui permet à la BCE d’acheter n’importe quelle quantité de titres de dette, et à n’importe quel moment. Il s’agit d’une arme absolue pour éteindre toute forme d’incendie. On ne l’a pas encore testée mais c’est le propre des instruments de dissuasion – le but est dissuader les acteurs du marché à agir d’une certaine manière.
«Qui dit restauration de l'équilibre de la balance commerciale dit renforcement du dollar.»
N’y a-t-il pas un plafond supérieur en termes de spread à ne pas dépasser? Un écart plus de 100 points de base entre la dette français et allemand à 10 ans ne deviendrait-il pas un motif d’inquiétude?
Dans la situation actuelle, un écart de plus de 100 points de base serait un point d’entrée à évaluer. Globalement, je pense qu’il y a une exagération de la part des marchés dans différents domaines, pas seulement en Europe. Aux Etats-Unis, les marchés ont très rapidement adopté depuis novembre le narratif d’un maintien ou d'une remontée de l’inflation, d’un rebond de la croissance. Résultat: outre-Atlantique, on a reperdu 30 points de base sur le rendement des emprunts à 10 ans comparé à la situation qui prévalait à la mi-novembre lorsque les taux sont remontés à plus de 4, 5% juste après l’annonce de la réélection de Donald Trump.. La leçon que l’on peut en retenir, c'est que le marché obligataire ne cède pas à la panique. Mieux vaut adopter une position de type wait and see – même dans des situations de tensions apparentes.
Cette attitude est aussi valable pour la dette française: assistera-t-on à une période de blocage? Oui, c’est possible. Y a-t-il un risque de «shutdown» comme Etats-Unis? Non, ceci n’est pas possible en France.
Quelle est la situation concernant le marché des devises – se dirige-t-on à nouveau vers la parité euro contre dollar?
Quand on était à 1,12 dollar par euro au début de l’automne, la parité pouvait sembler lointaine. Maintenant, la distance à parcourir pour aller jusqu’à la parité euro contre dollar n’est plus si grande. La BCE est alignée sur l’idée qu’il faille détendre les conditions monétaires. La Fed, elle, émet des signaux qui indiquent qu’elle va probablement faire une pause après sa réunion de décembre. Avec, d’un côté, une baisse des taux qui se dessine en Europe et, de l’autre, une pause qui se profile dans la politique d’assouplissement aux Etats-Unis, il y a bonnes chances que cette situation profite au dollar. En outre, une guerre tarifaire, telle qu’évoquée par Donald Trump, aurait pour but de corriger les déséquilibres commerciaux entre les Etats-Unis et les pays qui exportent vers le marché américain. Qui dit restauration de l'équilibre de la balance commerciale dit renforcement du dollar.