Le dollar est surévalué de 10%

Emmanuel Garessus et Nicolette de Joncaire

6 minutes de lecture

La surévaluation atteint 20% face aux monnaies émergentes, révèle Patrick Zweifel, de Pictet AM, lequel accroît l’exposition aux actions européennes, suisses et japonaises.

Après un premier semestre marqué par une hausse significative des grandes valeurs technologiques et la montée des incertitudes politiques, les stratégistes présentent leurs convictions sur l’avenir de l’économie et des marchés financiers. Patrick Zweifel, chef économiste auprès de Pictet Asset Management, répond aux questions d’Allnews:

En quoi le cycle actuel est-il différent?

En principe, lors d’un cycle classique, à une phase de taux bas durant laquelle les acteurs s’endettent et la croissance s’emballe, succède une période d’inflation, puis les banques centrales augmentent les taux d’intérêt, ce qui accroît le service de la dette et in fine mène à une récession. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont entrés dans une période de resserrement de la politique monétaire sans que l’on observe un excès de dette privée puisque des transferts publics majeurs ont été versés durant la pandémie. La transmission de la politique monétaire a pris plus de temps que de coutume puisque les acteurs économiques sont moins sensibles à la hausse des prix et des taux. Par conséquent, nous nous attendions à ce que l’économie évite une récession et que les effets des politiques des banques centrales prennent davantage de temps. Il était aussi attendu que tous les composants de la demande ne seraient pas tous affectés en même temps. Aujourd’hui, le ralentissement logiquement attendu aux Etats-Unis se met en place avant que nous assistions à une normalisation des taux d’intérêt. 

Sur le plan tactique, quelle classes d’actifs offrent actuellement davantage de potentiel que de risque?

Sur la base de notre scénario macroéconomique, le positionnement sur les classes d’actifs dépend de la croissance et de l’inflation. Une économie en reprise ou en situation d’activité élevée et sans inflation constitue l’environnement idéal pour les actifs risqués. Le scénario de reprise couplée à une hausse de l’inflation offre un bon soutien avant tout aux matières premières, et à un moindre degré aux actions. Le pire environnement est celui de 2022, avec une hausse de l’inflation et une absence de croissance. Le 4e scénario est celui du ralentissement de l’inflation et de l’activité, ce qui profite aux obligations. 

«Nous avons à l’inverse surpondéré les actions européennes du fait de l’augmentation de la croissance et en raison de la valorisation relative.»

Nous pensons que les Etats-Unis et la zone euro se situent à l’intersection entre deux scénarios. Aux Etats-Unis, l’activité passe d’une croissance supérieure au potentiel (favorable aux actions) à une activité inférieure au potentiel (favorable aux obligations). La zone euro passe, elle, d’une activité atone durant six trimestres à une croissance qui correspond au potentiel, ce qui est favorable aux actifs risqués.

Nous venons donc de décider d’être neutres à l’égard des actions américaines et surpondérés en obligations souveraines et Investment Grade (IG). La valorisation corrobore ce choix: le marché américain est devenu cher, très concentré. Nous en profitons donc pour réduire l’exposition à la technologie -nous sommes passés de surpondérés à neutres-. Le secteur américain du crédit profite du ralentissement et de la baisse des taux. Nous avons à l’inverse surpondéré les actions européennes du fait de l’augmentation de la croissance et en raison de la valorisation relative. 

Dans notre allocation en actions, nous aimons bien, outre l’Europe et la Suisse, pour ses vertus défensives, également le Japon, à travers les grandes valeurs, dans le cadre de la transformation de la gouvernance et de la distribution des profits.

Vous dites aujourd’hui préférer les actions européennes. Pour quelles raisons?

L’Europe sort d’une longue période de 18 mois sans croissance avec une augmentation de la production de valeur ajoutée quasiment nulle (0,1% en moyenne par an). Toutefois ses perspectives s’améliorent et l’on y prévoit un redémarrage de la croissance à un taux de l’ordre de 1,3%. Sur le plan des marchés actions, le ratio price-earning prévisionnel est modeste, aux environs de 12,8, bien au-dessous de son homologue américain qui atteint 22,6. En conséquence, tant en raison des prévisions macroéconomiques que de la sous-valorisation des marchés actions, nous privilégions les actions du vieux continent. Nous y préférons les actions aux obligations qui peuvent toutefois offrir un rendement intéressant (3,8%) sur la partie courte du segment Investment Grade. 

La situation politique, en France notamment, n’est-elle pas un objet d’inquiétude?

La France se trouve dans une période d'instabilité politique, avec l'absence d'un parti capable de garantir une majorité. Bien que les scénarios d'un gouvernement de gauche ou d'une grande coalition sans les extrêmes (LFI et RN) soient possibles, ils sont peu probables. Cette situation pourrait conduire à un gouvernement technocratique à la manière de Mario Monti, entraînant une paralysie politique. Le marché continuera probablement d'intégrer une prime de risque liée à l'incertitude politique et fiscale, ce qui se traduira par un spread entre les emprunts français et allemand et de l’ordre de 60 à 70 points de base, tant que les intentions du gouvernement en place ne seront pas plus claires. Nous estimons que le risque de contagion à d'autres pays de la zone euro est très limité.

«La devise suisse devrait se déprécier graduellement, sauf si l’on observe des tensions en Europe».

Quelles sont vos principales convictions sur les changes?

Notre jugement repose sur trois critères principaux: l’évolution relative de l’inflation, celle de la productivité et la situation de créancier ou de débiteur du pays. Sur cette base, le dollar est cher, surévalué de 10% par rapport aux monnaies concurrentes. Mais il profite de son statut de réserve internationale et est à ce niveau depuis dix ans. Nous sommes en présence de cycles longs.

Cette surévaluation peut-elle prendre fin?

Parmi les catalyseurs possibles, je citerai une baisse des taux d’intérêt. Lors de trois événements de pics des taux, l’évolution du dollar a été différente. Le dollar baisse si, dans le sillage d’une baisse des taux, la croissance est plus faible que le reste du monde, mais sans qu’elle entre en récession. Les spécialistes des changes parlent de « sourire du dollar» parce que le billet vert performe bien dans les situations extrêmes (forte croissance américaine ou mauvais environnement économique du reste du monde). La raison tient au fait que le marché américain est le plus liquide au monde. Nous sommes passés de l’une des deux situations à l’autre depuis 2014. 

Avec le ralentissement probable des Etats-Unis et une baisse des taux directeurs en septembre, le dollar pourrait baisser. J’ajouterai que le billet vert est surtout surévalué par rapport aux monnaies émergentes, en l’occurrence de près de 20% en moyenne. 

Notre vue consiste à prolonger la situation économique actuelle, ce qui conduirait à un affaiblissement du dollar. 

Quel serait l’effet de l’élection de Donald Trump?

L’arrivée de Donald Trump représente un scénario alternatif. Son impact sur l’économie sera probablement plus limité qu’en 2016. Il cherchera à baisser les impôts, augmenter certaines dépenses publiques, poursuivre une politique protectionniste et freiner l’immigration. Il devrait sans doute augmenter les droits de douane, mais probablement moins qu’il ne l’a indiqué dans son programme. Il baissera légèrement les impôts sur les entreprises et sur les plus aisés. Il en résultera une détérioration du déficit. A priori, la croissance devrait en profiter mais cela augmenterait aussi l’inflation. Finalement, nous n’aurions donc non pas cinq mais trois baisses de taux directeurs, parce que la Fed anticipera l’accroissement du déficit.

Franc suisse, yen, quelle est la monnaie à acheter?

Pour nous, la variable clé d’une monnaie est à chercher dans la situation de créancier ou de débiteur d’un pays par rapport au reste du monde. 

Avec un scénario constructif sur la croissance mondiale (1,4% dans les pays industrialisés et 4,3% dans les émergents) qui s’avère favorable aux actifs risqués, l’environnement est plutôt défavorable au franc. La devise suisse devrait se déprécier graduellement, sauf si l’on observe des tensions en Europe, même si la BNS freinerait une appréciation de trop forte ampleur.

«Aujourd’hui, avec la reprise du commerce mondial, la baisse des taux, et des matières premières faibles, il faudrait favoriser les émergents manufacturiers, ouverts et créancier».

Le Japon est largement créancier, avec des taux extrêmement bas. Le niveau des taux est insuffisant pour compenser les flux sortants. La situation de créancier va dominer le resserrement du spread avec les Etats-Unis. L’investisseur va donc favoriser le carry.

Sur les obligations américaines, quelle est votre stratégie?

Nous estimons le taux réel sans risque neutre à environ 2% aux Etats-Unis -ce qui nous amène à recommander les obligations indexées à l’inflation (TIPS) au cours actuel-. En termes nominaux, les attentes d’inflation, soit 2%, seront la cible des banques centrales si ces dernières sont crédibles, ce qui est le cas de la Fed. Cela signifie qu’un taux d’intérêt supérieur à 4% pour la partie courte de la courbe est perçu comme restrictif et, pour l’investisseur, comme attractif. Pour la partie longue, nous ajoutons une moyenne historique (50 points de base) soit 4,5% à 10 ans. Un dépassement de ce rendement du Bon du Trésor est un achat les yeux fermés, et un taux inférieur à 4% n’est pas attractif.

L’économie américaine est en phase de ralentissement mais elle retrouvera son potentiel de croissance dès 2025 ou 2026 avec une inflation de retour à 2%. Nous serions alors exactement au taux neutre. Nous aimons bien la courbe de taux américaine et le fait d’avoir une duration longue nous paraît raisonnable.

Est-ce qu’un nouveau thème d’investissement est en train d’émerger?

J’aime bien le thème des marchés émergents. L’accélération de la croissance des pays émergents soutient ce raisonnement, ainsi que celui d’une valorisation extrêmement bon marché. 

Cette classe d’actifs est hétérogène, avec 24 marchés. Nous les groupons par facteurs macroéconomique en 4 groupes distincts: pays créancier ou débiteur, exportateur de matières premières ou pays manufacturier, pays ouvert ou fermé aux échanges, et la Chine est comptée à part. 
Deux facteurs sont favorables et deux le sont moins. On assiste par exemple à une reprise du commerce mondial, ce qui profite davantage aux émergents qu’aux pays industrialisés. Entre 2002 et 2010, les 4 facteurs étaient en soutien. Aujourd’hui, avec la reprise du commerce mondial, la baisse des taux, et des matières premières faibles, il faudrait favoriser les émergents manufacturiers, ouverts et créanciers. Cela correspond aux pays asiatiques, essentiellement la Malaisie, la Corée du Sud et Taïwan. L’Inde arrive en second plan, un pays manufacturier mais débiteur. 

Et la Chine?

Notre exposition à la Chine est neutre. La croissance revient à son potentiel grâce à la hausse de la consommation. Mais le plongeon de l’immobilier est trop brutal pour inciter les investisseurs à revenir. Les nouvelles zones à bâtir sont au plus bas depuis 2005. 

Deux groupes de réformes peuvent modifier le paysage chinois. Le premier est celui de la gouvernance d’entreprise, qui a débuté en 2022, et qui justifie le rebond du marché. La deuxième porte sur la confiance des investisseurs immobiliers. Des mesures ont été décidées pour réduire le stock d’invendus. Ce stock atteint 24 mois sur la base de la demande actuelle, alors que la moyenne historique chinoise est de 14 mois. L’objectif du gouvernement est de revenir à 14 mois. Le gouvernement aimerait transformer des immeubles en logements sociaux en finançant le rachat et la reconversion. Les critiques concernent la trop petite taille du fonds prévu pour cette politique. A mon avis, il suffit d’avoir l’élément capable de redonner la confiance. Une réduction du stock pourrait aller dans la bonne direction. 

Dans la plupart des émergents, en particulier en Chine, il faut distinguer entre la croissance économique et celle des bénéfices par action. De 2008 à aujourd’hui, la croissance économique nominale chinoise a atteint presque 10% par an, celle des bénéfices 12,6%, mais celle des bénéfices par action seulement 1,6%. La Chine a décidé de réagir à cette dilution des bénéfices. 

La raison à cette dilution tient aux besoins de capitaux nécessaires pour gagner des parts de marchés et investir dans leur développement. L’idée du gouvernement serait aujourd’hui de changer cette culture d’entreprise en forçant les entreprises à davantage considérer les facteurs de valorisation classique, comme le rendement du capital investi. 

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