Peu de sujets ont été autant placés sous les feux des projecteurs en 2024 que les développements en lien avec l’intelligence artificielle (IA). En matière d’investissements, l’attention s’est beaucoup concentrée sur les perspectives de croissance des sociétés qui mettent à disposition l’infrastructure nécessaire aux développements en lien avec l’IA, qu’il s’agisse d'entreprises actives dans les semi-conducteurs ou celles qui exploitent les centres de données par exemple, ainsi que celles qui fournissent les logiciels dédiés à l’IA.
Qu’en est-il toutefois de l’adoption de l’IA par les entreprises, y compris dans le secteur financier, et leurs équipes? Selon une étude menée auprès de 100 organisations suisses représentatives du marché entre février et avril 2024, qui a été publiée par Columbus Consulting, la HES-SO et Oracle, 69% des entreprises sondées pensent que l'IA résoudra leurs défis commerciaux, mais seulement 33% l'ont intégrée dans leur stratégie à long terme. De plus 50% des équipes dirigeantes ont une compréhension limitée de l'IA, et 74% ont un suivi basique ou inexistant du retour sur investissement des projets en lien avec l’IA. Comment les entreprises peuvent-elles se préparer au mieux aux changements induits par l’IA? Tour d’horizon de la question avec Yvan Cognasse, expert de ce domaine chez Oracle.
Tout le monde parle de l’intelligence artificielle et de son potentiel dans de multiples domaines. Pouvez-vous rappeler dans les grandes lignes comment se répartissent les différents acteurs dans ce secteur?
On peut globalement distinguer trois niveaux. Il y a tout d’abord celui des sociétés qui mettent à disposition les infrastructures nécessaires à l’IA. Parmi celles-ci, il y a les noms d’entreprises dont tout le monde parle comme Open AI, un développeur de modèles d’IA, ou NVidia, un fournisseur d'infrastructures matérielles et logicielles. Ensuite, il y a les développeurs de solutions qui utilisent l’IA, par exemple des développeurs de logiciels tels que des applications de gestion pour la gestion de la relation avec les clients, dans l’analyse de données financières, etc.
«Toutes les données disponibles au sein d’un même groupe ne peuvent pas être partagées partout et en tout temps. Il est donc nécessaire que les entreprises ou sociétés financières développent une véritable culture de la donnée.»
Enfin, et on en parle souvent moins, il y a le niveau des clients. A savoir toutes les entreprises qui adoptent des solutions utilisant l’IA en fonction de leurs besoins spécifiques. Il peut s’agir de solutions en lien avec les ressources humaines afin de pouvoir proposer aux collaborateurs des programmes de formation plus personnalisés répondant au mieux à leurs besoins. Il peut aussi s’agir d’outils de gestion des stocks et qui permettent d’ajuster plus rapidement les commandes ou la production en fonction de l’évolution des ventes et des carnets de commandes. Bref, il y a vraiment toutes sortes de cas d’usage qui varient d’un secteur à un autre.
Comment les entreprises peuvent-elles au mieux mettre en œuvre les possibilités offertes par l’IA: en défissant de grands axes stratégiques pour l’ensemble de l’entreprise ou en laissant agir leurs différentes équipes mettre au point leurs propres solutions avec une approche de type essai-erreur?
Ici aussi, il faut distinguer différents niveaux de mise en œuvre. Les deux façons de faire ne s’excluent pas mais il faut tenir compte de leurs avantages et risques spécifiques. Lorsque des équipes ou départements développent leurs propres prototypes de solutions en lien avec l’IA, cela permet bien sûr de tester de nouvelles idées ou solutions qui correspondent aux besoins spécifiques de l'entreprise à un moment donné. L’aspect risque est ici qu’il y ait ensuite des difficultés à parvenir à faire grandir les prototypes à l’échelle de l’entreprise. Le côté positif est que cela permet de démystifier ce qu’est l’IA en élaborant des solutions adaptées à l’échelle d’une équipe, d’un département ou d’un groupe de personnes qui ont des besoins spécifiques. Le côté négatif est qu’il n’y ait ensuite pas de cohérence entre ce qu'une équipe fait localement et ce qui se fait ailleurs, que ce soit au niveau de l’entreprise ou de l’ensemble d’un groupe.
Il est important de tenir compte des besoins locaux mais il faut aussi que cela s’intègre dans la stratégie de l’entreprise au sens large. C’est d'ailleurs en grande partie ce que nous faisons chez Oracle: nous passons beaucoup de temps à discuter et à interroger les entreprises pour savoir ce dont elles ont vraiment besoin. Il faut aussi tenir compte des spécificités liées à la réglementation de certaines branches. Un gérant d’actif ou un gestionnaire de fortune peut avoir besoin, sur le plan local, de solutions exploitant les possibilités de l’IA mais qui ne seront pas accessibles au niveau du groupe dans son ensemble, car il faut tenir compte des exigences réglementaires locales.
Cela pose aussi la question de la façon avec laquelle il faut structurer les données. Au sein d’une même entreprise, vous pouvez avoir des données se rapportant aux prospects utilisés par les personnes actives dans le marketing alors que les données relatives aux clients existants sont utilisées et sont accessibles d’une toute autre façon. Toutes les données disponibles au sein d’un même groupe ne peuvent pas être partagées partout et en tout temps. Il est donc nécessaire que les entreprises ou sociétés financières développent une véritable culture de la donnée. Il est à la fois important de pouvoir restreindre l’accès à des données dans certaines circonstances tout comme il est essentiel de les partager afin de pouvoir les utiliser plus efficacement.
«Un analyste ou une équipe passera beaucoup moins de temps à l'avenir à lire et décortiquer les rapports financiers ou à les préparer et pourra consacrer davantage de temps à discuter de leur contenu.»
Cela pose aussi la question de savoir qui doit être responsable des développements en lien avec l’lA au sein de l’entreprise. Faudrait-il désormais des responsables en charge de l’IA au sein de la direction de chaque entreprise?
Un grand nombre d’entreprises disposent déjà de personnes au sein de leur conseil d'administration qui sont en charge de la gouvernance, de la partie légale, de la IT ou de la gestion des centres de données - qui tous s’occupent aussi en partie de l’IA. Une autre manière de faire est d’avoir une personne ou un groupe de personnes qui soient directement responsable de l'adoption de l’IA. Disposer d’une structure dédiée à l’IA permet de mieux coordonner les initiatives prises à différents niveaux de l’entreprise dans ce domaine.
Vu la rapidité des développements en lien avec l’IA, vaut-il mieux tout déléguer à une entreprise externe spécialisée dans cette technologie ou faut-il laisser faire les «bricoleurs» au sein de l’entreprise qui testent des solutions avec l’appui de l’IA pour voir ce qu’il en ressort?
Une entreprise doit toujours soutenir les personnes qui ont un intérêt pour le développement de nouvelles solutions en lien avec l’émergence de nouvelles technologies comme l’IA. Je les appellerais plutôt les «explorateurs» de nouvelles technologies en lien avec leur domaine d’activité. Cela n'empêche toutefois pas d’avoir, séparément, une structure chargée de l'adoption d’une technologie au niveau du groupe en tenant compte de l’ensemble de ses implications.
Typiquement, Ies entreprises considèrent souvent trois dimensions lorsqu’il s’agit d'implémenter une technologie comme l’IA. Il y a, premièrement, l’aspect de la productivité. Celle-ci peut être mesurée par exemple en évaluant la réduction du temps qui est consacrée à certaines tâches. Il y a, deuxièmement, la diminution des coûts qui est souvent un paramètre central pour les entreprises. Troisièmement, il y a l’aspect de l'augmentation des revenus qui peut être obtenues avec l’appui de l’IA.
Comment est-il possible d'augmenter ses revenus grâce au recours à l’IA?
Un cas d’usage est l'intégration des capacités de l’IA au sein des outils de gestion de la relation avec les clients (CRM). Si l’on prend l’exemple d’un conseiller en charge de la relation avec la clientèle, son entretien avec un client existant ou potentiel pourra être fortement amélioré si le conseiller est en mesure de lui proposer en direct des solutions d’investissement qui correspondent à ses intérêts ou à ses demandes spécifiques. D’une part, le recours à l’IA permet de mieux tirer parti des données relatives aux interactions que l’on a déjà eu avec le client par le passé.
D’autre part, l’IA peut explorer en direct de très grandes quantités de données et d’informations et est capable de les organiser de manière synthétisée durant le processus de conseil.
On peut aussi citer l'exemple de tout ce qui est en lien avec l’analyse financière. Un analyste ou une équipe passera beaucoup moins de temps à l'avenir à lire et décortiquer les rapports financiers ou à les préparer et pourra consacrer davantage de temps à discuter de leur contenu. Plutôt que de passer 2 à 3 jours à analyser les données d'un rapport, un jour ou même quelques minutes suffira peut-être à l’avenir. Le temps ainsi économisé pourra être utilisé pour discuter de ces résultats avec les responsables d’autres départements comme les ressources humaines, le marketing, la compliance, etc.
Dans le domaine de l’investissement, certains acteurs ou entreprises ont de grands espoirs de pouvoir mieux utiliser davantage de données en temps réel afin de déceler plus rapidement certaines tendances du marché. Qu’en pensez-vous?
Cela pose bien sûr aussi la question de savoir quelles données sont accessibles à l’interne ou à l’externe. A l’intérieur des entreprises, il est certain que les entreprises peuvent mieux exploiter leurs données internes afin de coordonner plus efficacement l’ensemble de leurs activités. Si un département marketing observe un plus grand intérêt pour une catégorie de produits ou services, il pourra, sur la base de données mieux structurées, déjà transmettre l’information aux ressources humaines qu’il y aura probablement davantage de besoins de personnel en lien avec telle ou telle catégorie de produits, ou qu’il faudra prévoir davantage de ressources de formation ou d’investissement, etc. Les exemples sont nombreux et concernent toutes sortes de services et de produits. On peut aussi évoquer l’analyse prédictive. Des algorithmes qui sont capables d’affiner les modèles de scoring et d’améliorer l’accès au crédit. L’intégration de l’IA dans ce processus permet de le rendre plus précis, rapide et adaptatif, tout en prenant en compte des facteurs complexes que les modèles traditionnels ne peuvent pas toujours traiter.
Dans l’activité de gestion d’actifs à proprement parler, y compris dans la sélection de titres ou de produits d’investissement, quelles sont les possibilités d’utilisation de l’IA?
L’IA est un outil de transformation qui modifiera en profondeur la manière de travailler dans toutes sortes de tâches, y compris celle de la sélection de titres financiers (actions, obligations, etc.) pour les portefeuilles d’investissement. L’IA peut par exemple intégrer des données alternatives (ex.: météo, comportements en ligne) pour offrir une analyse plus complète. Dans un premier temps, l’IA est davantage utilisée dans le cadre des tâches de gestion de la relation avec les clients. A terme, l’IA sera aussi toujours davantage utilisée dans le cadre de la préparation ou du suivi des décisions d’investissement.